Chapitre 15 - partie 2/4

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Puis son esprit repart. Je le sens fatigué par l'effort qu'a demandé cette courte conversation, ce qui rend son geste d'autant plus apprécié. Le vide réapparait, laissant une sensation de froid là où se trouvait la chaleur. Emin a dû sentir notre échange car il s'est stoppé dans sa phrase pour me regarder. Un regard étrange où brillent de l'intérêt, de la surprise et surtout, de la tristesse.

— C'était... tu as...? commence-t-il sans parvenir à terminer sa phrase.

— Un Protecteur ? Il semblerait que oui. Il a senti ma colère lorsque vous avez kidnappé ma grand-mère.

— Gwenaëlle, ne sois pas condescendante s'il-te-plait, intervient cette dernière.

— Et pourquoi pas ? Il va bien me laisser me démerder toute seule avec cette tâche indigne et beaucoup trop lourde pour qui que ce soit. Encore plus pour une gamine comme moi qui a seulement commencé à apprendre à développer ses pouvoirs il y a à peine trois semaines !

— Nous avons déjà eu cette discussion, jeune fille.

— Oui, et le fait que j'en ai compris les raisons n'enlève rien à ce que cela me fait ! Tu n'as pas le droit de m'en vouloir lorsqu'une personne de plus refuse de m'aider. Tu ne le peux pas parce que tu ne sais pas ce que ça fait ! Tu ne sais pas ce que l'on ressent lorsque l'on apprend du jour au lendemain qu'on appartient à une espèce totalement différente et que notre identité s'écroule. Tu ne peux pas comprendre cette sensation lorsque que tu reprends espoir en t'imaginant avoir une chance de savoir vraiment qui tu es, de pouvoir vivre avec quelqu'un qui te comprend, et qu'au final, on te dit que tu vas devoir tout faire toute seule, comme toujours ! Lorsque tu apprends que cette personne est un lâche qui préfère sacrifier l'humanité plutôt que de t'aider pour rester dans son trou, ton monde s'écroule une fois de plus et c'est ça qui fait le plus mal. Tu ne sais rien de tout cela alors, s'il te plaît, ne me dis pas comment je dois réagir.

Pendant que je parlais, je me suis levée et l'air autour de moi, échauffé, s'est mis à crépiter. Un flot de larmes commence à couler sur mes joues, inarrêtable. Emin me regarde bouche bée et des larmes coulent également sur les joues de ma grand-mère.

— Tu n'as jamais été seule, Gwen.

— Ha oui ? Parce qu'en ce moment je me sens légèrement abandonnée.

N'y tenant plus, je sors et trouve un tapis de mousse où m'asseoir, dos à la maison. Les genoux remontés contre ma poitrine, mes bras les enserrant et le front posé sur mes rotules, je me laisse aller aux larmes. Des larmes rondes et lourdes. Des larmes d'amertume et de tristesse. Les yeux fermés, je vois se dessiner au loin une lumière blanche et familière qui vient me voir.

Estheban arrive encore une fois au bon moment et reste à mes côtés le temps que durent les larmes, sans un mot. Sa présence réconfortante à elle seule m'aide à la fois à m'abandonner et à m'apaiser. Lorsque je me suis à peu près calmée, je sens quelqu'un arriver. J'ouvre les yeux et lève la tête pour voir Emin s'asseoir à mon côté. Estheban est reparti. Alors que j'ouvre la bouche pour m'excuser, Emin m'arrête.

— Tu n'as pas à t'excuser, je comprends ta réaction et elle est complètement légitime. Cela fait très longtemps que je me sens seul, moi aussi. Ma compagne a été tuée pendant notre Révolte. J'avais passé plus de trois cent ans à ses côtés et nous n'avons été séparés que deux fois avant de nous perdre pour de bon. Au même moment, j'ai perdu mon premier Protecteur, celui qui m'a trouvé au tout début. Lui, je le connaissais depuis que j'avais ton âge et il était resté à mes côtés jusqu'à son dernier souffle. Il était...

Voyant qu'il n'arrive pas à trouver les bons mots, je continue à sa place.

— Il n'y a pas de mots pour désigner cela. C'est plus qu'un frère ou qu'un meilleur ami. C'est comme si on trouvait notre âme-sœur. On est parfois plus connecté à lui qu'à nous-même et se retrouver loin de cette personne nous laisse un vide.

— Oui, c'est cela. Il est mort pendant la Révolte. Il est mort alors qu'il me protégeait. Il a reçu un coup mortel à ma place. Je trouve que c'est l'un des plus beaux témoignages d'amour. L'un des plus beaux mais aussi l'un des plus...

— ... triste, je termine en même temps que lui, alors que sa voix tremble d'émotion.

— Dès que je l'ai senti s'éteindre, j'ai cru que le monde autour de moi s'écroulait, qu'il n'avait plus aucune saveur et que je n'avais alors plus aucune raison de vivre. Sur le coup de la douleur, j'ai tué tous ceux qui se trouvaient autour de moi sur une centaine de mètres, autant dans mon camp que dans l'autre. Le camp de ceux qui m'avaient ôté celui à qui je tenais le plus. C'est cela qui m'a fait perdre ma femme. Elle se trouvait à côté de moi. Le lien entre un Ange et son premier Protecteur est si fort, si pur. Beaucoup plus que celui que nous avons avec celui ou ceux que nous trouvons ensuite.

— Lorsque j'ai croisé la route d'Ithémon quelques jours seulement après la bataille, j'errais sans but, à moitié mort de soif et intérieurement dévasté. Il est devenu presque naturellement mon Protecteur. Mais le lien qui nous unissait n'était malheureusement pas assez fort pour me faire oublier la douleur d'avoir perdu les deux êtres les plus chers à mon cœur. Il m'a quand même aidé à le supporter, plus que je ne pourrais jamais l'imaginer ni l'en remercier.

— Ithémon était votre Protecteur ? Mais, dans son journal, il n'a pas... il ne l'a pas...

— Mentionné ? Non. Il savait que si quelqu'un apprenait qu'il était mon Protecteur, le secret selon lequel j'étais toujours en vie serait dévoilé et beaucoup de monde viendrait pour me tuer. Donc il n'a rien dit à personne, pour me protéger. Ithémon m'a sauvé la vie plusieurs fois et je lui en serais éternellement reconnaissant. Il savait aussi que si certains me trouvaient, il aurait été obligé de donner sa vie pour la mienne. Il savait que la douleur de perdre mon second Protecteur de la même manière que le premier me tuerait, et que cette fois personne ne pourrait me sauver. À cause de cela, il n'a pas non plus pu venir vivre ici, avec moi.

— D'où le sentiment de solitude... Je vous comprends mieux et je suis désolée pour tout ce qui vous est arrivé. Je n'imagine pas comment je réagirais si je perdais Estheban.

— Alors comme ça, il s'appelle Estheban, note-t-il avec un sourire.

— Oui. La première fois que nos esprits se sont touchés, cela a instantanément créé un lien entre nous. Il est la première personne à qui j'ai sauvé la vie. Je pense que je pourrai sans hésiter donner ma vie pour la sienne, si cela était nécessaire.

Un air grave se dessine sur le visage d'Emin.

Le Dernier AngeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant