34/ Un rêve absurde.

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 Je ne sais pas combien de temps on reste ainsi enlacés dans le couloir. Je sais juste que je tremble, et que quand Joe s'écarte enfin, elle sourit mais elle pleure. Joe, Joe qu'en quinze ans je n'ai jamais vue verser une seule larme, Joe pleure.

Toujours contre le mur, Lenni n'a pas bougé d'un pouce.

– Je suis tellement, tellement désolée Tao, murmure Joe. Il faut que tu me croies.

Je respire profondément. Je n'arrive pas vraiment à réaliser ce qui se passe. Tout s'embrouille dans ma tête. Je dois arrêter le tourbillon de pensées de mon cerveau ou bien elles vont me rendre fou. Il va me falloir beaucoup, beaucoup de temps, avant de comprendre ce que je ressens exactement. Mais je ne peux pas m'y consacrer maintenant.

Joe m'observe, les yeux brillants. Je m'aperçois qu'elle attend que je dise quelque chose.

– On verra ça plus tard.

Je ne sais pas comment, mais je parviens à oublier, pour quelques heures, que je viens d'avoir le cœur brisé une deuxième fois.

– Merci.

Lenni se racle la gorge. On se tourne vers lui.

– Vous êtes Joe, dit-il d'un ton respectueux.

Joe hoche lentement la tête. Lenni la fixe, mais sans peur.

– Et toi ? demande-t-elle.

– Lenni. Lenni Orlando.

– C'est un ami, je précise. Un vrai.

Lenni rosit un petit peu. Il n'a pas allumé la lumière du salon, malgré le jour qui décline, et ça se voit à peine. Mais ça se voit.

– J'ai beaucoup entendu parler de vous, dit-il. Au passé. Je ne m'attendais pas à vous rencontrer au présent.

Joe lui adresse un grand sourire.

– Suis-je telle qu'on me dit ?

– J'attends de voir. Je crois que vous êtes une personne surprenante.

– Tu as raison.

Elle regarde autour d'elle, consulte la pendule – vingt heures – soupire et passe une main dans ses cheveux désormais courts. Ils lui donnent l'air plus jeune.

– Joe ?

Je ne peux pas éviter cette question.

– Pourquoi as-tu disparu tout ce temps ?

Son visage redevient grave.

– Je vais vous l'expliquer, à tous les deux. Mais Tao, j'aimerais l'expliquer aussi à Tim.

Je fronce les sourcils.

– Dans ce cas, tu l'expliqueras aussi à Yann. Il a toujours été là pour moi, pour nous. Je ne le tiendrai pas à l'écart.

Joe laisse échapper un petit rire.

– Tao est de retour ! Comme tu voudras. Alors, appelle-les et dis-leur de venir. Maintenant.


***


J'ai eu Yann au téléphone. Je ne me sentais pas de lui annoncer une chose aussi énorme par les ondes, alors je lui ai juste dit de venir chez moi avec Tim et de s'attendre à un choc. Ils ont fait ce que j'ai dit, mais ils ne s'attendaient peut-être pas à un choc aussi grand.

Tim entre – sans sonner ni rien – s'écrie « salut Tao ! », fait trois pas, voit alors Joe et devient vert. Heureusement que Yann est arrivé derrière lui et l'a rattrapé, parce que sinon il serait tombé à la renverse et se serait peut-être fait mal. Je me précipite vers eux, mais manque d'être renversé par Tim, qui s'arrache aux bras de Yann pour bondir sur Joe en hurlant :

– COACH !

Yann regarde Joe, me regarde, ouvre la bouche, la referme. Je vais le saisir par le coude avant de le faire asseoir, au cas où.

Joe se dégage de l'étreinte de Tim pour dire :

– Je suis très heureuse de vous revoir, tous les deux. J'ai énormément de choses à vous dire.

– Heu, oui, moi aussi, parvient à bredouiller Yann, sonné.

– Tiens, fait Lenni, désabusé, j'ai toujours voulu savoir à quoi ressemblait un Allemand sans voix.

Sans réaction, Yann le fixe d'un œil hébété. Lenni se met à rire nerveusement. Au bout d'un moment, Yann aussi. J'ai l'impression que c'est contagieux. Tim commence lui aussi à glousser, Joe à sourire, et moi je sens que je ne vais pas tarder à être contaminé. Finalement, tout le monde s'écroule de rire dans mon salon.

On dirait que toute la tension que nous avons accumulée ces dernières semaines s'évacue subitement, en nous laissant essoufflés et pantelants.

Lenni est le premier à parvenir à se calmer. Il s'essuie les yeux, souffle un bon coup, puis se penche vers moi pour me taper sur le bras.

– Tao ?

– Oui ?

– Sommes-nous en train de perdre collectivement la raison ?

Son sourire lutte contre le rire qui n'est pas loin.

– Ou de faire un rêve absurde ? marmonne Yann, allongé sur le plancher, les bras en croix.

J'observe Lenni, ses cheveux hirsutes et ses yeux brillants de larmes.

– Je ne sais pas et je m'en fiche. Si c'est un rêve, je veux qu'il dure.

Il hoche vigoureusement la tête.

– Je suis d'accord avec toi.

Joe se redresse sur le canapé, le souffle court. C'est comme un signal. Aussitôt, tout le monde se calme et s'assied un peu partout. Yann prend le tabouret, Tim va chercher à la cuisine une chaise pour lui, tandis que Lenni, Joe et moi nous tassons sur le canapé.

Joe nous regarde tour à tour, puis commence, hésitante :

– Je sais ce que vous pensez ; J'étais morte, on m'a incinérée, vous êtes allés à la cérémonie...

Une certaine lourdeur envahis l'espace. Yann et Tim évitent mon regard. Je revois le cercueil, les fleurs et la foule vêtue de noir. Ça me semble lointain, une éternité.

Joe secoue la tête, l'air encore plus désolée, mais reprend, avec force :

– Et maintenant, je suis là, vivante, un peu changée peut-être, mais c'est moi. Alors ? C'est une histoire complètement folle, mais je vais essayer de vous la raconter.

Je me penche en avant. Je vais enfin savoir.



Chapitre le plus court de la terre. Profitez, le prochain ce sera pas la même limonade.

IMAGOOù les histoires vivent. Découvrez maintenant