6/Le café des Brumes

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 Il ne dit rien, stoïque, mais je sais qu'il m'a reconnu. La vieille dame lui jette son châle sur la tête.

– Pauvre petit, il tremble comme une feuille.

C'est vrai qu'il tremble. Ses lèvres sont bleues, ses cheveux presque blancs dégoulinent d'eau, il ressemble à un esprit, à un fantôme. Il ne dit rien, il me regarde.

Alors je le regarde aussi. Pendant une minute au moins, face à face, assis sur le quai, dans le soir qui tombe, la lumière rouge qui décline. Evania grommelle : « Ça va durer longtemps ? », mais je l'ignore. Les quatre personnes qui nous ont aidés se concertent, puis l'une d'elles me demande si je veux qu'ils appellent les pompiers.

– Non, je murmure, c'est bon.

Je me lève, tends la main au fantôme. Il a l'air surpris, hésite, puis finalement l'accepte. Je le relève avec une facilité qui me déconcerte, contemple ses vêtements trempés, son visage blême, et je dis :

– Viens, on va boire quelque chose de chaud.


***


En entrant dans le Café des Brumes, je me sens revivre. Il y fait bon, et des odeurs de café frais flottent dans l'air. J'adresse un signe de la tête à Aïko, postée derrière le comptoir. Elle le contourne pour s'avancer vers nous. Ses yeux maquillés de rose vif me scannent des pieds à la tête.

– Salut, Tao, qu'est-ce qui t'es arrivé ?

– Un plongeon imprévu, apporte-nous deux chocolats chauds, s'il te plaît.

– Ça roule.

Elle s'éloigne, pressée, dans un claquement de talons. J'agrippe « l'autre » par le bras et le guide jusqu'à ma table favorite, près de la fenêtre en vitrail. Je l'assois d'autorité sur la banquette et prends place en face de lui.

– Comment tu t'appelles ?

Il observe ses doigts comme s'il ne les avait jamais vus.

– Lenni.

– Lenni comment ?

– Lenni.

Il relève la tête, me mettant au défi d'insister. Je capitule.

– Moi, c'est Tao. Tao Chantiminga.

Aucune réaction. Surprenant. Mais tant mieux.

Aïko rapplique avec nos chocolats. Lenni louche dessus avec gourmandise. Je sais reconnaître quelqu'un qui a faim. Il est tellement maigre, est-ce qu'il mange ?

Aïko repart avec un regard qui veut dire : « Tu as intérêt à me donner une explication, mon vieux. » Je fais mine de ne pas l'avoir vu et reporte mon attention sur Lenni. Il me dévisage, curieux, mais prudent.

– Comment ça se fait que tu sois tombé de ce pont ?

– J'ai glissé.

– Comment ça ?

– Je marchais sur la rambarde.

Quoi ? La rambarde fait cinq centimètres de large. Le fer poli glisse. À moins d'être funambule, on peut être sûr de perdre l'équilibre. Et de tomber. Ce type est fou.

Il sourit, presque provocant. Je change de sujet :

– Tu habites où ?

– Nulle part.

De mieux en mieux.

– Tu es SDF ?

Il hausse les épaules.

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