J'avais onze ans. À l'époque, j'étais au foyer, et je séchais déjà l'école. Personne ne remarquait un enfant d'une dizaine d'années se promenant seul, pour un peu qu'il ait l'air sûr de lui. Même dans un monde post-Révolution qui s'était promis de ne laisser personne de côté.
Ce jour-là, mes pas m'avaient mené devant un terrain multi-sports. Sur la pelouse mal tondue, une vingtaine de gamins de mon âge, filles et garçons confondus, courraient après un ballon, sous la surveillance de Joe.
Je suis resté un long moment à les regarder. Ils avaient l'air de s'amuser. Je n'osais pas aller les voir pour leur demander si je pouvais jouer aussi.
Au bout d'un moment, j'avais vu la balle arriver vers moi. Sans réfléchir, j'ai armé mon pied et je l'ai frappée de toutes mes forces. La balle a traversé le terrain, droit sur Joe. Elle s'est baissée vivement pour éviter le tir, mais la personne derrière elle ne fut pas aussi réactive et le prit en pleine tête.
Tandis qu'elle s'écroulait en se tenant le visage, Joe s'est tournée vers moi et m'a fixé intensément avant de foncer dans ma direction. J'ai eu envie de m'enfuir mais j'étais paralysé. J'étais persuadé de me prendre une rouste.
Elle s'était arrêtée devant moi et m'avait simplement dit :
– Tu as une bonne frappe. Comment tu t'appelles ?
Je baissais les yeux sur mes pieds, intimidé par le regard noir de cette belle femme qui aurait eu l'âge d'être ma mère. J'ai bredouillé :
– Tao.
Un sourire s'est esquissé sur ses lèvres.
– Eh bien, Tao, tu veux venir jouer avec nous ?
Sur ce, elle m'avait tendu une chasuble et m'avait dit :
– Tu es avec les rouges.
Elle ne s'était pas inquiétée de la personne que j'avais pratiquement assommée. Elle ne m'a pas demandé ce que je faisais ici sans mes parents. Elle est comme ça, Joe.
Elle est devenue mon entraîneure, ma tutrice, le guide que je n'avais jamais eu. Elle avait gravi les échelons dans la hiérarchie du club de Yam ASC, et moi avec. Elle m'avait hébergé quand j'étais au centre de formation, m'arrachant aux murs gris et tristes du foyer. Quand je faisais des bêtises, elle me ramenait par la peau du cou dans le droit chemin.
Un jour, je suis passé pro, et j'ai eu un salaire. J'ai déménagé de chez Joe, mais pas trop loin, et je la voyais tous les jours ou presque aux entraînements.
Quand on se baladait tous les deux, les gens pensaient qu'elle était ma mère. C'est vrai que je lui ressemble un peu. Même peau cuivrée, même couleur de cheveux. Mais ses yeux à elle sont grands et noirs, ses cheveux sont raides, et son visage est plus fin. Et avec le temps, je l'ai dépassée de quinze bons centimètres.
Joe est mon ange gardien. Sans elle, je ne serais pas devenu quelqu'un de bien. J'aurais fini comme certains de mes anciens copains, qui maintenant dealent dans les Quartiers Sombres de Junel. J'aurais fini une balle dans la tête, ou derrière les barreaux.
***
Je suis resté avec Joe pendant deux heures. On a parlé de tout et de rien, des matchs à venir, du temps qu'elle risquait de passer à l'hôpital (une petite semaine, selon elle), et des souvenirs qu'on avait trop peu souvent le temps d'évoquer.
Je n'ai rien dit sur mon accident.
Je lui ai promis de revenir le lendemain avec un récit détaillé de la séance, puis j'ai quitté la chambre, léger. J'ai récupéré mes affaires à l'accueil, et je suis parti d'un bon pas vers l'arrêt de bus. Les transports en commun ne coûtent presque rien, et avec les progrès techniques, ils vont de plus en plus vite.
J'ai à peine eu le temps de vérifier mes mails que le bus est arrivé, glissant sans bruit sur la chaussée. Je suis monté, j'ai scanné la carte sur mon smartphone et me suis assis à l'arrière, là où je pourrais être tranquille.
Mon arrêt. Rue de la Lune Bleue. Je saute du bus, mon sac à la main, et rabats ma capuche sur ma tête, il pleut encore.
Je marche sous les arbres pour éviter la pluie. Les grands érables ont déjà leurs feuilles. La pelouse est gorgée d'eau. L'herbe est haute, les employés municipaux ne sont pas encore venus tondre ici.
Je pousse la porte d'entrée de mon immarbre. J'habite au cinquième.
En mettant un pied dans l'ascenseur, je tombe sur Madame Rodriguez, ma voisine du dessous. Elle trimbale un chariot à provisions qui a l'air de peser dans les cinquante kilos.
– Bonjour, Madame Rodriguez. Vous allez bien ?
Elle pose son chariot contre la paroi vitrée et plisse les yeux derrière ses lunettes rondes.
– Si tu me demandes ça, mon petit Tao, c'est que tu ne vas pas bien toi-même.
Je soupire. Cette femme a toujours raison.
– Joe est à l'hôpital.
– Oh, peuchère ! C'est grave ?
– Non, pas trop.
– Mais tu te fais du souci.
Je hausse les épaules, impuissant sous son regard inquisiteur.
– Oui.
L'ascenseur transparent est presque arrivé au quatrième. Je m'écarte de la porte pour la laisser sortir.
– Mon petit Tao, j'ai à faire, mais dis à Joe que je lui souhaite un prompt rétablissement. Tiens, et fais-lui un schmoutz de ma part.
Son expression m'arrache un demi-sourire.
– Je lui dirai. Merci. Au revoir.
Elle sort, et les portes se referment sur elle. L'ascenseur reprend sa course une seconde, puis s'arrête pour de bon. Je quitte la cabine et marche jusqu'à ma porte. N°15. Je compose le code et entre.
Le salon est clair. Près du mur végétal, des portes coulissantes en bois mènent au couloir, qui dessert les autres pièces ; la cuisine, les deux chambres et la salle de bain. Le mobilier est en bois, les murs ocre, jaunes et beiges. Sur toute la paroi de gauche, une baie vitrée laisse entrer la lumière dorée du jour déclinant.
Je pose mon sac et jette un œil à la pendule. Dix-huit heures. Je vais prendre une douche.
J'abandonne mes chaussures dans le couloir, mon sweat sur la poignée de la porte de ma chambre, j'enlève mon tee-shirt en entrant dans la salle de bain. En passant devant le grand miroir, je pile.
Sous ma clavicule gauche, il y a un tatouage. Un papillon rouge, de la taille de ma main, ses grandes ailes ourlées de noir étalées paresseusement sur ma peau.
Je touche le reflet, puis moi. Le papillon est vraiment très beau.
Mais il y a un problème.
Je ne me suis jamais fait tatouer un papillon.
Je l'effleure du bout des doigts. Le tatouage semble frémir.
– Aïe !
Ma peau me picote désagréablement. Sous mon regard effaré, le papillon se détache de moi, comme une feuille de calque vivante. Il vole gracieusement vers la fenêtre, avant de disparaître dans un petit tourbillon de lumière rouge. Aveuglé, je cligne des yeux et me détourne.
Au bout de quelques secondes, la lumière s'estompe.
Je pivote lentement.
Et voilà la deuxième partie du chapitre 2 ! Nous entrons dans le vif du sujet ! Que pensez-vous de ce futur ? Vous fait-il envie ou peur ?
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IMAGO
Mystery / Thriller2067. Dans un monde qui a échappé de peu à l'apocalypse, Tao est un joueur d'acrofoot riche et célèbre. À part quelques articles de presse people, rien ne perturbe sa vie bien rangée. Sauf que Tao a des secrets, et qu'il suffirait de pas grand-chose...