Chapitre 25, où Maëlle apprend à apprécier Nan et pas seulement dans la cuisine

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« Nan est une perle », pensa Maëlle. Elle avait eu peur, au départ, que la nouvelle domestique ne prenne sa place. Mais sa patronne l'avait rassurée. Elle avait toujours travaillé là, dans la maison de Louise Quintal et de son mari, le colonel Traversy. Sauf dans sa « vie d'avant », bien sûr.

Elle ne savait pas faire grand-chose d'autre que le ménage et la cuisine, mais elle croyait qu'elle le faisait bien. Malgré tout, elle devait rester réaliste. Elle avait beau être honnête et une travailleuse infatigable, les places étaient rares et convoitées à l'intérieur des murs de la vieille ville. Si elle devait perdre son emploi, elle serait forcée de retourner d'où elle venait. Elle priait tous les jours pour que cette éventualité-là n'arrive jamais!

― Maëlle, quels légumes avais-tu prévus pour accompagner le rôti de ce soir? lui demanda Nan.

― On a des carottes et des navets. Il reste aussi des patates, mais elles sont de la récolte de l'an passé. Elles ne sont pas très belles, et Madame préfère les garder pour les repas de la famille. Elle ne veut que le meilleur pour ses invités.

― C'est compris, merci.

C'était un des aspects qu'elle appréciait le plus de Nan. Elle comprenait vite. Avec elle, il n'était jamais nécessaire de répéter. En plus, elle souriait tout le temps. Elle n'était pas du genre à bougonner. Toujours patiente et d'une humeur égale. Elle connaissait tout, mais ne s'en vantait jamais. Maëlle en avait rencontré des domestiques qui en savaient infiniment moins que Nan, mais qui se prenaient pour le nombril du monde et ne perdaient jamais une occasion de la rabaisser. Pas Nan. Elle n'était pas comme ça.

Si elle avait dû préparer ce repas toute seule, elle n'y serait jamais arrivée. Pas avec Lisbeth, qui était une fillette adorable, mais qui exigeait quand même une attention de tous les instants. Quant à sa patronne, même avec la meilleure bonne volonté du monde, elle ne pouvait pas à la fois s'occuper d'une enfant en bas âge, tout en gardant à l'œil ses nombreux commerces. D'où l'importance de pouvoir compter sur une équipe efficace. Cette équipe, Maëlle pensait bien la former avec Nan.

― Tu avais prévu faire une sauce avec le rôti? lui demanda Nan.

La jeune femme devait l'avouer, elle n'était pas la plus compétente dans ce domaine particulier de la cuisine.

― D'habitude, je me contente de déglacer le bouillon de cuisson avec un peu de vin en y ajoutant une ou deux cuillerées de farine de grillons pour épaissir, et ça passe. Tu connais une recette toi?

― Oui, attends un peu. Qu'est-ce qu'il y a dans l'étagère à fines herbes?

Avec Lisbeth sur son bras occupée à explorer le contour de son oreille avec ses doigts, Nan fouilla dans l'armoire, en retira quelques pots dont elle huma le contenu, choisissant ensuite de les remettre en place ou de les garder en réserve sur le comptoir.

― Tu as une recette précise en tête?

― Je vais essayer d'en reproduire une assez simple, mais comme je n'ai pas exactement les ingrédients qu'il faut, je dois tenter de remplacer ce qui manque par quelque chose d'approchant. Je préparerai la sauce quand le rôti sera prêt, juste avant le souper.

Elle déposa les assaisonnements qu'elle avait choisis dans un coin sur le comptoir. Pour sa part, Maëlle entreprit de dresser la table pour douze convives.

― Nous allons souper à dix-neuf heures, dit-elle. Toi, tu te chargeras de coucher Lisbeth, pendant que je ferai le service. Il y aura certainement un moment où Madame tiendra à te montrer à ses invités. Si Lisbeth ne dort pas encore, j'irai m'occuper d'elle. Peut-être voudra-t-elle présenter aussi Lisbeth, ça pourrait se faire lors de l'apéro, on ne peut pas tout prévoir.

― Eh bien, on improvisera!

Enfin, les premiers invités arrivèrent. Maëlle dut les recevoir et les conduire au salon, où Louise Quintal et son époux leur servirent eux-mêmes l'apéritif. Plus tard, trois amis du Colonel se réunirent avec lui dans son bureau et sa patronne la pria d'aller leur porter une bouteille « pour qu'ils ne se dessèchent pas trop ».

L'idée de se retrouver seule avec quatre militaires la rebutait, surtout que ces soldats-là, malgré que la soirée soit encore jeune, étaient déjà passablement éméchés. Elle demanda donc à Nan de l'accompagner, profitant d'un moment où Lisbeth était tranquille dans sa chaise haute. Les quatre « messieurs » étaient installés dans le bureau, autour d'une carte des fortifications de la ville, discutant de ce qu'ils appelaient « des zones problématiques ». Le climat changea du tout au tout dès l'arrivée des deux domestiques dans la pièce.

            « De l'alcool et des femmes, que demander de plus! » s'exclama le plus jeune d'entre eux, au sujet duquel Maëlle n'avait qu'une certitude : il était imprudent de lui tourner le dos, même si sa conjointe était dans le salon d'à côté

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« De l'alcool et des femmes, que demander de plus! » s'exclama le plus jeune d'entre eux, au sujet duquel Maëlle n'avait qu'une certitude : il était imprudent de lui tourner le dos, même si sa conjointe était dans le salon d'à côté.

― Du calme, Messieurs! dit en riant le Colonel. Vous connaissez déjà Maëlle, et voici Nan, que vous avez entrevue tout à l'heure. C'est la nouvelle acquisition de ma femme.

― Ah, le robot! lâcha un autre. Mon père m'avait pourtant assuré que les miliciens les avaient tous détruits, après la guerre. Comment cette chose a-t-elle pu se rendre jusqu'à nous?

― Mes maîtres s'étaient réfugiés dans un abri dont je ne suis sortie que récemment, expliqua Nan.

Maëlle resta silencieuse, s'appliquant à verser l'alcool dans les verres afin d'en avoir fini au plus tôt et de pouvoir retourner à ses chaudrons.

― Était-ce vrai, Colonel, cette rumeur qui circulait, avant la guerre, au sujet des femmes-robot? demanda, encore lui, le plus jeune. Qu'elles étaient faciles et toujours partantes pour une partie de jambes en l'air?

― Malheureusement, Nan n'a pas l'équipement nécessaire pour ça! Du moins c'est ce que ma femme m'a dit, je n'ai pas vérifié en personne, hé, hé. Mais elle a d'autres qualités, paraît-il...

― Elle a deux mains et une bouche, c'est tout ce qu'il faut! lâcha en ricanant le plus vieux du groupe, un grand sec dont le crâne était entouré d'une couronne de cheveux grisâtres, d'où quelques mèches éparses irradiaient jusque sur le dessus de sa tête dans une tentative désespérée pour masquer sa calvitie.

― Oui, dit Nan, les mains surtout sont très pratiques, pour les soins gériatriques, entre autres.

Maëlle ne savait pas jusqu'à quel point Nan était consciente du sens et de la portée des paroles qu'elle venait de prononcer, mais elle sentit sur-le-champ un refroidissement dans l'atmosphère de la pièce. Aussi elle la tira par le bras et, prétextant qu'elles devaient surveiller le rôti, l'entraîna vers la sortie. « Ce n'était pas très élégant de leur part, toutes ces allusions... » murmura Nan.

Elles durent retraverser le salon où Louise Quintal et ses amies les regardèrent passer dans un silence inconfortable. Elle ne sut pas dire ce qu'elle voyait dans leurs regards, de la haine, du mépris, de l'envie ou de la pitié. Elle-même ne se serait jamais permis de les juger.


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