Chapitre 27, où Maëlle doit rassurer sa patronne

9 1 0
                                    

Ça avait été une soirée parfaite pour Maëlle. Elle avait reçu de nombreuses félicitations pour son repas, qu'elle s'était d'ailleurs empressée de partager avec Nan. Tout le monde avait semblé content. Joseph n'avait pas été trop rabat-joie, lui qui était pourtant habitué à faire la gueule à la moindre contrariété. Elle l'avait même vu sourire une ou deux fois alors qu'il discutait avec une amie de sa mère.

Lisbeth avait été un amour. Elle dormait maintenant et Madame avait ordonné à Nan de rester dans la chambre de la petite et de veiller sur elle toute la nuit. Maëlle aurait préféré que Nan puisse l'aider un peu avec les corvées, mais elle pouvait se débrouiller seule. Elle en avait l'habitude.

Elle devait maintenant laver, sécher puis ranger la montagne d'assiettes, de verres et d'ustensiles qui l'attendait sur le comptoir de la cuisine. Et la soirée n'était même pas terminée! Quelques militaires hauts gradés, les collègues du colonel Traversy, s'attardaient encore dans le bureau avec lui. Mais, à cette heure, ils n'écluseraient plus qu'une ou deux bouteilles de rhum ou de vodka. Ça n'ajouterait, au pire, qu'une douzaine de verres à la corvée de la vaisselle. Si elle voulait pouvoir se coucher avant deux heures du matin, elle devait s'attaquer dès maintenant au gros de l'ouvrage qui s'étalait devant elle.

Elle s'était mise à faire l'inventaire des ustensiles, car à l'occasion d'un dîner tenu quelques jours auparavant, elle avait remarqué qu'un couvert complet avait disparu. Le repas en question avait réuni des membres des Filles d'Isabelle, cercle que présidait Louise Quintal. Ses soupçons portaient surtout sur une voisine, une vieille hypocrite que Maëlle avait déjà prise sur le fait en train de calomnier le colonel Traversy. Elle tentait de lui imputer, à voix basse et sous le sceau du secret, toutes sortes de magouilles politiques ou financières sorties tout droit de son imagination à elle.

Maëlle n'en avait rien dit à sa patronne, sachant que cette dernière n'aurait pas manqué de soustraire cette perte de son très modeste salaire. Ou pire, elle se serait retrouvée elle-même accusée de vol. Des domestiques qui pillaient leurs maîtres pour revendre leur butin à des prêteurs sur gages, ça s'était déjà vu, même dans le très chrétien Vieux-Québec. Ayant terminé le décompte des ustensiles elle s'aperçut, à son immense soulagement, qu'aucune fourchette, cuillère, ni aucun couteau ne manquaient et que l'argenterie était au complet.

Louise Quintal s'était inquiétée au sujet de ses provisions d'alcool, mais Maëlle l'avait rassurée sur l'état de ses réserves secrètes. Personne ne souffrirait de la soif. Selon la loi toute consommation, même modérée, était non seulement interdite, mais aussi sévèrement sanctionnée. Donc, officiellement, nul n'était censé s'adonner à l'ivrognerie. Malgré tout, Maëlle trouvait normal que les responsables les plus hauts placés dans la société soient exemptés de cette prohibition et bénéficient de quelques passe-droits. Après tout, étant le fondement de la communauté et devant supporter quotidiennement une énorme pression, ils pouvaient bien s'octroyer de petits privilèges de temps en temps!

― Maëlle, t'en as encore pour longtemps?

Il était rare que sa patronne la tutoie. Ça lui arrivait quand elle était légèrement ivre. Elle-même ne se serait jamais permis une pareille familiarité.

― Le temps de ranger et de finir la vaisselle, Madame.

― Mon mari et ses amis tiendront leur réunion dans son bureau. Je veux que tu veilles à ce qu'ils ne manquent de rien, c'est compris?

― Oui, Madame.

Maëlle l'avait rarement vue dans cet état. S'appuyant sur le comptoir, Louise Quintal tituba jusqu'à elle, heurtant au passage la queue d'un poêlon qui s'en alla s'écraser sur le sol. Elle passa un bras autour du cou de la domestique, puis s'accrocha à sa chemise. Son haleine empestait, elle avait la diction pâteuse et le regard un peu fou. Maëlle aurait préféré être ailleurs, mais n'avait nulle part où se réfugier.

― Tu connais les hommes, hein?

― Oui Madame.

― C'était pas une vraie question... Je le sais bien que tu les connais. Je sais que tu leur plais parce que tu es jeune et que tu fais ce qu'ils te demandent. Tu vas faire tout ce qu'ils veulent, n'est-ce pas? T'as pas l'intention de me couvrir de honte, hein?

― Non, Madame.

― C'est bien, t'es une brave fille.

Elle éclata d'un rire hystérique et quitta la pièce en chancelant. Maëlle n'aimait pas la voir dans cet état. Sa patronne voulait-elle vraiment la voir retomber dans les péchés de sa vie d'avant? Maëlle n'avait aucune envie de retourner au même point où elle en était autrefois. Et cela n'avait aucun sens puisque c'était sa patronne elle-même qui l'en avait sorti. Inutile d'en parler à madame Quintal quand elle aurait dessoulé, elle ne se souviendrait de rien et nierait avec véhémence. Étant incapable de deviner ce que sa patronne attendait d'elle, elle préféra tout oublier et choisit de se concentrer sur la remise en ordre de la cuisine.

*** Toutes les illustrations qui accompagnent ce roman ont été réalisées grâce à l'Intelligence Artificielle sur le site NightCafe Studio.



La République des MiraclesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant