Émile - jeudi 31 octobre

12 5 9
                                    

J'écoute le cours en prenant des notes machinalement. Cela faisait longtemps que je n'y étais pas allé, deux semaines au moins. Est-ce que ça m'a manqué ? Oui. Non. Je ne sais pas.

Ma main écrit toute seule, mon cerveau est déconnecté. Je n'arrives à me concentrer sur rien depuis hier. Impossible. Ses mots tournent en boucle dans ma tête. Les premiers qu'on s'échange depuis trois ans. Les plus cruels qu'elle m'ait jamais adressé.

Mais il aurait mieux valu pour toi que tu m'oublies.

Pourquoi ? Pourquoi ?!

Et surtout... Comment ? Comment veut-elle que je l'oublie ?

C'est impossible.

C'est impossible pour la bonne raison que je lui dois tout. Elle ne le sait pas, ne s'en est jamais rendue compte. Elle n'imagine même pas ce qu'elle représente pour moi.

Je suis un solitaire. De par mes origines asiatiques, je me suis toujours senti à l'écart, pas comme les autres. Ça ajouté au fait que je sois timide et porte des lunettes, sans oublier mes notes catastrophiques... Je n'ai jamais été harcelé, mais toujours seul. Seul à l'école primaire, seul au collège. Désespéré de lui-même au point de penser tout arrêter.

Puis elle est arrivée. Sur une demande de notre prof de français, elle m'a servi de tutrice. Elle m'a guidé, m'a expliqué sans jamais s'énerver, m'a fait sentir que j'existais. Avec elle j'avais beau être différent, j'étais là. Elle me donnait une présence, une place pour la personne singulière que je suis, juste celle qui me fallait.

Plus que ça, elle est entrée dans mon monde, m'a contemplé à travers ma poésie. Et en échange, elle m'a fait entrer dans le sien, par le même moyen. C'était la première fois que je me liais aussi intimement à quelqu'un, première fois que je me liais d'amitié, première fois que je me liais tout court.

On se comprenait sans se parler, on se lançait des ponts pour entrer dans le monde de l'autre avec nos poèmes, on se soutenait. On fonctionnait presque comme un seul être parfaitement équilibré, fait pour être uni et non séparé. Pas de secrets ni de faux-semblants dans nos attitudes, seul le fond de nos cœurs, cette partie qui nous tirait chacun vers le bas, restait inconnue à l'autre.

Qu'est-ce qui l'a poussée à s'éloigner ? Était-ce cette partie inconnue d'elle qu'elle voulait absolument me cacher et avait peur de me dévoiler ? Ou bien était-ce ma faute, moi qui m'imaginais des choses qui n'existaient pas ?

Je ne l'ai jamais su, puisqu'elle ne m'a ensuite plus jamais contacté. C'est de la bouche de mes parents que j'ai appris pour la mort des siens, de la bouche de son frère que j'ai appris sa tentative de suicide et son harcèlement. Jamais de la sienne.

Hannah est celle qui m'a appris à vivre tel que je suis, à m'affirmer et à avancer. Elle ne savait rien de mes tourments concernant mes origines, ni la solitude à laquelle j'ai fait face, ni même... des autres choses. Peut-être l'a-t-elle senti, mais jamais je ne lui en ai parlé. Et pourtant, elle a réussi à me dévoiler à moi-même.

Comment l'oublier ? Comment oublier celle qui est aux fondements de mon être ?

D'autant plus que ces fondements vacillent. Ils menacent de s'écrouler sous le poids de la culpabilité et de l'inquiétude. Culpabilité d'être la cause du divorce de mes parents, inquiétude que Millie dévoile ma situation familiale aux médias.

Mes parents m'ont toujours manifesté beaucoup d'amour et m'ont éduqué avec toute leur affection. Je pense qu'ils n'ont jamais su que je les entendais se disputer le soir, souvent pour des broutilles. Ils ne hurlaient pas, mais le ton était vif, amer, coléreux. Leur relation tenait grâce à moi. Ou plutôt à cause de moi, parce que j'existais. Non, je crois que c'était pire que ça. J'étais la cause de leurs disputes. Et je leur ai porté le coup final avec mon choix de carrière. Comment ne pas se sentir coupable ?

Hannah, tome 3 ~ Les tourments de nos âmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant