Émile - mardi 29 octobre

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Ce n'était pas censé arriver. Elle n'était pas censée être là. Je devais l'éviter, Adam me l'avait demandé clairement. Je devais l'éviter pour la protéger. Ne pas aller la voir tout en la sachant proche de moi. C'est comme ça que c'était censé se passer.

Mais non. Elle est là. Magnifique dans cette nuit noire, comme éclairée par une lumière divine. Ils sont trois dans la lumière du lampadaire, mais je ne vois qu'elle. Ses yeux marrons piqués d'or qui sont arrondis par la surprise. Ses cheveux attachés en une tresse qui ne tient plus trop. Son poncho que je ne connais pas, mais qui me semble bien chaud. Son écharpe remontée sur son nez, comme elle le faisait tout le temps.

Hannah est là, face à moi. Elle me voit, elle me voit mais ne bouge pas, aussi stupéfaite que moi. Je ne vois qu'elle, je remarque tous les petits détails. Elle a mis des grosses chaussettes par-dessus ses collants, elle porte encore une jupe qui qui lui arrive aux genoux. Un belle jupe à fleurs.

- Émile, ça va ? m'interpelle Millie.

Je hoche la tête sans décrocher mon regard d'Hannah. Ne pas la perdre, surtout ne pas la perdre encore une fois. Si je la lâche des yeux une seule seconde, elle disparaîtra comme elle l'a déjà fait. Je ne veux plus la perdre, sous aucun prétexte.

J'entends confusément Millie et l'homme que soigne Hannah échanger quelques mots, mais je ne les écoute pas. Il n'y a plus qu'elle qui compte, elle dans toute sa splendeur.

- Émile, tu as du désinfectant ?

A ces mots, Hannah détourne le regard pour revenir vers l'homme, toujours penché vers elle. Elle ne me regarde plus, je n'existe plus. Je cligne des yeux, hébétés, incapable de détacher mes yeux d'elle.

- Émile !

Je finis par me tourner vers Millie et hoche la tête, avant de sortir de mes poches ce qu'elle me demande. Je suis toujours sous le choc.

- Ça va, libellule ? demande l'homme à Hannah, qui hoche la tête.

Pourquoi l'appelle-t-il comme ça ? D'où la connaît-il ?

J'observe Millie leur apporter les pansements et le désinfectant, Hannah soigner l'homme comme si elle avait fait ça toute sa vie. J'ai l'impression de vivre quelque chose d'irréel.

- Hé ben, tu as pris le coup de main depuis ! s'exclame l'homme en tâtant son bandage fini.

Hannah ne répond pas, comme perdue dans ses pensées. Il fronce les sourcils et se baisse pour mettre son visage au niveau du sien.

- Hé, qu'est-ce qui se passe ?

Hannah le regarde dans les yeux, semble hésiter. Elle ouvre la bouche, la referme, jette un coup d'œil autour d'elle avant de revenir à lui.

- Je devrais y aller, murmure-t-elle en se détournant. Je vais les inquiéter sinon.

L'homme ne détache pas les yeux d'elle. Bon sang, mais qu'est-ce qu'il lui veut ? Qu'il la laisse tranquille !

- Je te raccompagne.

Hannah paraît soudain se réveiller. Elle le dévisage avec des yeux ronds.

- Tu es prêt à affronter Liam ?!

L'homme grimace. Qui est ce Liam ?

- Pas vraiment, mais je ne peux pas te laisser partir comme ça non plus. J'ai l'impression que tu es droguée et que tu vas t'effondrer au bout de quelques mètres.

- N'exagérons rien.

- Je n'exagère pas libellule. Tu es aussi blanche qu'un cachet d'aspirine, et je parle en connaissance de cause.

Elle lui adresse un petit sourire qui me fend le cœur. J'aurais aimé que ce sourire soit pour moi, rien qu'à moi. Qu'elle me regarde aussi tendrement qu'elle le regarde, et qu'elle me sourit comme elle lui sourit. Quelle est leur relation ? Il a l'air d'avoir la trentaine, alors il ne peut pas être son copain. Si ?

Peut-être que c'est ce fameux Liam, son copain. Après tout, comment pourrais-je lui en vouloir ? Officiellement, j'ai moi aussi une copine. Et de toute façon, on s'est jamais avoué notre amour. Je l'ai senti, tout comme elle l'a senti, mais jamais nous n'avons mis de mots dessus. On le laissait fleurir tranquillement, jusqu'à ce qu'elle disparaisse soudainement. Comme elle s'apprête à le faire encore une fois.

- Bon, d'accord. Mais je n'interviendrai pas s'il veut te frapper !

- Compris libellule ! Allez, on y va.

Ils se mettent à marcher. Me dépassent. Sans m'accorder le moindre regard. Enfin si, l'homme me jette un coup d'œil qui me paraît chargé de remerciements, mais pas Hannah. Elle passe à côté de moi comme si je n'existais pas.

Je ne les regarde pas plus partir. Mon cœur est déjà suffisamment amoché, déchiré, éviscéré. Je m'incline, je m'effondre. Elle m'a eu, elle m'a touché en plein cœur, elle m'a tué de ses propres mains. La déesse de mon âme m'a renié, je n'ai plus de raison d'exister.

Millie s'approche de moi, me prend les mains, me parle, mais je ne réagis pas. Je suis comme mort à l'intérieur, plus rien n'existe si ce n'est ce silence qu'Hannah m'a adressé. Elle était là, à deux pas de moi, et je n'ai rien fait, rien dit. Aussi immobile qu'une statue.

- Émile, bon sang réponds-moi !

Je baisse un regard surpris vers Millie. C'est la première fois que j'entends autant d'inquiétude dans sa voix. Je dois vraiment faire peur à voir pour qu'elle s'adresse à moi comme ça.

- Ah enfin ! J'ai réussi à avoir mon chauffeur au téléphone, il va passer nous chercher. Ça te dérange de dormir avec moi ce soir ?

Je secoue la tête. Pour une fois, je suis d'accord avec elle. Il vaut mieux que je ne dorme pas seul, qui sait ce dont je serais capable. Mieux vaut qu'on veille l'un sur l'autre, comme on le fait depuis un an. Parce que je ne suis pas aveugle au point de ne pas remarquer les tremblements qui la traversent. Elle est encore terrifiée par ce qui s'est passé, il faut que je la réconforte.

Alors je reste avec elle et on se soutient l'un l'autre pour ne pas s'effondrer en attendant son chauffeur, soudés plus que jamais dans le malheur. On se soutient parce que personne d'autre ne sera là pour nous soutenir sinon. Mon père, trop occupé. Isidore, simple manager. Hannah, m'a ignoré. Erwan, ne connaît aucun des méandres de ma vie.

Ne reste que Millie. Tout comme il ne reste que moi pour elle. C'est la base même de notre relation.

Hannah, tome 3 ~ Les tourments de nos âmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant