Origines - 4

199 6 2
                                    


Cette expérience éphémère a laissé en moi une empreinte indélébile, un désir ardent de découvrir ce que le monde avait à offrir au-delà des limites de notre village et de notre réalité austère. Pour la première fois, j'ai osé rêver à une vie différente, une vie où je pourrais être libre comme Alizée, loin des contraintes et des violences de mon quotidien.

Ce jour-là, devant ce petit écran lumineux, quelque chose en moi s'est éveillé. Voir Alizée, si libre et joyeuse, si radicalement différente de tout ce que j'avais connu, fut comme un choc électrique. Elle ne ressemblait en rien aux femmes de mon village, ni même aux personnages féminins des quelques livres que j'avais pu lire. Elle incarnait une joie et une insouciance que je n'aurais jamais cru possibles. Tout ce que je voulais, c'était être elle, vivre sa vie, ressentir cette légèreté d'être qui semblait l'entourer.

Cette révélation fut bouleversante. Soudainement, je pris conscience de l'existence d'un monde hors des limites étouffantes de notre village, un monde où les gens pouvaient trouver le bonheur, exprimer librement leur créativité et leur joie. Cette prise de conscience apporta un souffle d'espoir, illuminant des possibilités jusqu'alors inimaginables. Pourtant, elle apporta aussi un profond sentiment de désespoir, la réalisation douloureuse de tout ce que ma vie n'était pas, de toutes les expériences et émotions que notre rigide réalité familiale m'avait refusées.

Je me mis à rêver plus souvent, à imaginer une existence où je pourrais danser, chanter et sourire comme Alizée. Ces rêves devinrent mes échappatoires secrets, mes petits actes de rébellion intérieure contre l'ordre oppressif imposé par mon père. Chaque note de musique que j'avais entendue ce jour-là résonnait en moi comme un appel à la liberté, un appel à explorer et à vivre pleinement. La découverte de cette autre vie possible fut le catalyseur qui me poussa à envisager sérieusement de briser les chaînes de notre tradition et de partir à la recherche de mon propre chemin, un chemin pavé d'espérance et de liberté.

Croyez-le ou non, après cette première et unique rencontre avec Alizée à travers l'écran de télévision, je n'eus plus jamais l'occasion de la revoir avant mon arrivée en France. Pourtant, son image, sa voix, ses mouvements étaient gravés dans mon esprit avec une précision étonnante. Chaque nuit, dans mes rêves, elle semblait chanter juste pour moi, un phare de joie et de liberté dans l'obscurité de ma réalité. Sa présence immatérielle me rappelait constamment qu'il existait un monde ailleurs, un lieu où la vie n'était pas définie par les murs d'un village ou les chaînes d'une tradition oppressive.

L'idée de ce monde extérieur alimentait mes rêves d'évasion. Je me voyais, moi et Ayla, nous libérant des contraintes de notre existence actuelle. Je rêvais d'arracher mon voile, symbole de toutes les oppressions que nous subissions, de fuir loin de la portée de mon père et de mes frères. Mon désir de liberté grandissait chaque jour, devenant presque aussi vital que l'air que je respirais.

Malheureusement, les plans de mon père pour nous étaient tout autres. Il avait clairement exprimé son intention de nous marier le plus tôt possible, suivant ainsi les traditions qui avaient gouverné sa propre vie. Il avait déjà commencé à organiser les mariages de mes sœurs aînées, traçant ainsi un chemin que je redoutais de devoir suivre.

Pendant ce temps, je continuais mes études au lycée. L'éducation était mon seul espoir tangible de changer mon destin. Chaque jour passé à l'école était un jour de gagné vers la possibilité d'une autre vie. Je savais que l'éducation pouvait être ma porte de sortie, mon échappatoire vers la liberté. Malgré les obstacles, je m'accrochais à mes livres, à mes leçons, à tout ce qui pouvait m'élever et m'offrir une chance de réaliser mes rêves. Je me battais pour chaque moment d'apprentissage, sachant que c'était peut-être ma seule chance de fuir un avenir tout tracé et de tracer ma propre voie, une voie où Ayla et moi pourrions un jour vivre libres.

L'année où je devais passer mon baccalauréat marquait un tournant décisif. À part Ayla et moi, tous mes frères et sœurs étaient mariés et avaient quitté la maison, reproduisant le même schéma de vie que nos parents, une existence de soumission et de résignation. Les récits que j'entendais de mes sœurs n'étaient guère différents de ce que j'observais à la maison : des femmes qui subissaient le même sort que notre mère, battues et dominées par leurs maris.

Mon père, approchant les 70 ans, conservait une robustesse et une détermination intimidantes. Les années n'avaient rien fait pour adoucir sa nature intransigeante, ni diminuer sa main lourde. Toutefois, avec le temps, j'avais acquis une compréhension plus nuancée du monde grâce à mes études et à mes observations clandestines de la société au-delà de notre village. J'avais appris, souvent en secret, comment fonctionnait le monde extérieur, et je nourrissais un espoir tenace : partir pour l'Europe après mon baccalauréat.

Obtenir une bourse d'études était devenu mon objectif ultime. Je savais que c'était ma seule échappatoire, mon unique chance de m'arracher à la destinée que mon père avait tracée pour moi. Chaque jour, je me plongeais dans mes livres avec une ferveur renouvelée, chaque page tournée me rapprochant un peu plus de cette liberté tant convoitée. Les coups, bien qu'occasionnels, ne pouvaient ébranler ma détermination. Ils renforçaient plutôt ma résolution de réussir, de décrocher cette bourse qui me permettrait de m'évader, de prendre Ayla avec moi et de commencer une nouvelle vie loin de la violence et de l'oppression.

Cette aspiration à une vie meilleure était plus qu'un simple désir; c'était une nécessité, un besoin viscéral de respirer librement, de vivre sans crainte et de poursuivre mes rêves. La possibilité de partir étudier en Europe représentait pour moi la promesse d'un avenir où je pourrais être maîtresse de mon destin, où Ayla et moi pourrions enfin connaître la paix et la sécurité. Je survivais grâce à cet espoir, et rien, ni les coups ni les mots durs, ne pouvait me le prendre.

Quand j'ai reçu la confirmation que j'avais décroché une bourse pour étudier en Europe, j'ai ressenti un bonheur indescriptible. Pour la première fois de ma vie, je voyais un rêve se concrétiser, un rêve que j'avais nourri contre toute attente. J'étais la fille la plus heureuse du monde, car je pensais que ce succès académique serait ma clé pour échapper à une vie de soumission et de maltraitance.

Cependant, dans l'euphorie de ce succès, j'avais négligé une réalité sombre et implacable. Malgré mes accomplissements, je restais sous l'autorité de mon père, et ma famille n'avait jamais envisagé de me laisser partir vivre ailleurs, encore moins dans un pays étranger. Ma naïveté me fit croire que mon père pourrait voir en mon succès une fierté, mais la réalité était tout autre.

Le jour où j'ai lui ai annoncé j'avais non seulement réussi mon baccalauréat mais aussi obtenu une bourse pour étudier où je voulais, il réagit avec une froideur qui glaça mon cœur. Au lieu de la fierté, je vis la colère durcir ses traits. Avec une fermeté impitoyable, il m'annonça que mes études étaient terminées et qu'il avait trouvé un mari pour moi. Selon lui, il était temps que je mette fin à ces ambitions "inutiles" et que je commence à me comporter comme une femme "devoir", préparée à servir son mari et à fonder une famille.

Les Passions de Sarah - Tome IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant