Chapitre 46

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— Vous êtes complètement folle... La magie ne permet pas cela. On ne peut pas faire revivre les morts !

— Vraiment ? Dans ce cas, qu'êtes-vous ?

— Je vous demande pardon ?

— Vous n'êtes plus tout à fait vivante. Avez-vous oublié le Sacrifice ? N'avez-vous pas compris que vous êtes morte pour permettre aux autres de vivre ? Que votre enveloppe charnelle n'est ici que parce que le cristal l'a bien voulu ? Votre âme est prisonnière de ces terres et le cristal vous a rendu votre corps uniquement car un esprit seul est incapable de le protéger. Vous ne vieillirez jamais, vous n'aurez jamais d'enfant, vous ne pourrez pas vivre toutes ces étapes de la vie que vous célébriez autrefois. Vous êtes figée dans votre corps actuel jusqu'à ce que le cristal ait aspiré toute votre énergie et qu'il se débarrasse de vous. C'est la vie que vous avez choisie, ou du moins acceptée, en devenant gardienne et en sacrifiant votre vie pour les autres. Vous n'êtes plus celle que vous étiez avant.

Mayela se tait quelques instants en voyant les larmes couler sur mes joues lorsque je réalise. Enfin, je ne suis pas sûre de le réaliser complètement. J'ai l'impression de refuser la réalité et de choisir de la penser être un mensonge, alors que mon corps est persuadé de l'inverse. Je le sens trembler, s'affaiblir, pleurer, être paralysé. Mais mon esprit nie les paroles de la sorcière d'une telle violence que je ne sais plus ce qui est vrai et ce qui est faux.

— Je suis folle, en effet. J'ai toujours tout vu en trop grand, eu des ambitions irréalisables, des rêves que j'ai tenté de faire devenir réalité, mais j'ai appris à mes dépends que nous vivons dans le monde réel et qu'il n'a rien à voir avec les histoires qu'on lit aux enfants le soir. Le monde est cruel, sans pitié, rempli de mensonges, où les vivants jouent sans cesse au chat et à la souris pour savoir qui aura le droit à quoi. Malheureusement, c'est toujours le chat qui peut faire tout ce qui lui plaît. Alors c'est ce que je suis devenue pour accomplir mes rêves et mes ambitions.

— A quoi bon Mayela ? Pourquoi ne te contentes-tu pas de notre monde tel qu'il est ? Il n'est pas si horrible que tu le penses...

— Tu dis ça parce que tu es tombé au bon endroit... soupire Mayela d'un air triste. Parce que dès que tu es arrivé au palais, on t'a mis sur un piédestal, on t'a chouchouté et on t'a fait grimper les échelons. Mais tu ne t'en rends pas compte non plus parce que tu es ignorant. Comment peux-tu penser que tu vis dans un monde paisible quand ton île est la seule chose que tu connais ? Tu ne sais rien de ce qu'il se passe à l'extérieur. Tout ce que tu vis te semble normal parce que tu ignores toutes les autres possibilités qui existent. Le peuple ne peut pas être malheureux parce qu'il ne connaît rien que ses terres. Il ignore qu'il a été coupé du monde, effacé, qu'on a manipulé sa mémoire, son histoire, sa façon de se reproduire, de penser, d'agir, d'utiliser l'essence même de la magie et ses dons, et j'en passe ! Il ne se rend même pas compte qu'il ne s'agit plus de protection, mais de contrôle total par les reines de Diopelfe. Je ne suis même pas sûre qu'elles-mêmes ne s'en rendent compte ! Alors je veux stopper tout ça.

Le regard de Mayela se promène sur les oiseaux puis sur les bourgeons, puis elle prend une grande inspiration en levant les bras, les doigts pointés en pics vers le sol. Elle fait bouger ses poignets de façon distordue, tellement saccadée qu'on dirait que les articulations de se bras se disloquent. Ses yeux deviennent complètement blancs à mesure que l'air de la pièce se teinte de rouge. Elle murmure des paroles incompréhensibles dans une langue ancienne aujourd'hui disparue, comme celle utilisée par Dashalric pour demander une requête aux étoiles. Je n'ai alors nul doute sur la puissance du sort qu'elle utilise. Mon corps entier tremble, mon cœur palpite, il essaye de s'enfuir à toutes jambes. La sueur perle à grosses gouttes dans mon dos. Je recule par réflexe et manque de percuter le sénéchal qui est pétrifié. Ses yeux sont rivés sur les ombres qui apparaissent autour du bassin, derrière les cascades, sur les pontons. La sorcière est interrompue par une toux violente qui lui fait cracher des postillons de sang sur le sol d'un blanc immaculé, mais cela ne l'arrête pas. Elle reprend sa formule comme si de rien n'était. Son visage et ses bras sont déformés par les veines qui ressortent de plus en plus sous sa peau telles des racines se propageant sous le sol. Puis les ombres prennent la forme de silhouettes sur lesquelles se dessinent des visages que je reconnais un à un, à mesure qu'ils apparaissent. Mon visage se tire d'effroi et d'incrédulité en voyant toutes ces femmes que j'ai connu autrefois reprendre vie sous mes yeux.

Le secret des reines de DiopelfeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant