Ce jour-là, Soïli avait remarqué que sa frange avait un peu trop poussé et l'avait donc coupé de quelques centimètres, de sorte à ce que la cime de ses boucles couvrit plus ou moins la moitié de ses sourcils. Puis, pris de, comme qui dirait, un élan de coquetterie, il avait utilisé un crayon noir pour venir souligner la forme de ses yeux et faire ressortir leur couleur qui se révélait brune au soleil. Légèrement parfumé d'une eau de cologne plutôt chère et vêtu comme à son habitude, il avait longé la Queen Street puis avait bravé le froid une bonne vingtaine de minutes avant d'attérir devant le Rockporn.
À l'entrée, il montra sa carte et on le laissa passer. Cette salle n'était pas bien différente de toutes les autres qu'il avait visité hormis le fait que les personnes qui s'y trouvaient paraissaient bien plus jeunes et prétentieuses que la normale. Comme s'il s'agissait du lieu de rendez-vous des enfants de millionaires qui se sentent trop spéciaux pour s'amuser dans les endroits plus populaires. Alors ce fut sans surprise que l'on le dévisagea avec dédain plutôt que cette curiosité malsaine qui prenait les personnalités un peu plus matures, dans les autres boîtes. Mais le garçon habitué aux regards indiscrets et méprisants depuis son plus jeune âge, n'y fit pas plus attention que cela et se dirigea vers un des salons fermés.
De ce qu'il avait appris du système de carte, chacune ne valait pas la même chose. Elles se différenciaient non pas par leur couleur extérieure mais par la structure et le matériau que l'on avait utilisé pour former le nom. Titane, bronze, argent ou or ; cursive, cursive italique, script ou script italique — chaque combinaison définissait le statut de la personne qui détenait la carte, et les espaces auxquels elle avait accès.
À l'instant où il avait su que son laisser-passer, à lui, ne lui permettait aucune limite, il ne s'était plus interressé au classement des autres. Cependant, il se dit que s'il possédait une chose si précieuse, c'est que sa rareté n'en était pas moins notable, alors comment cela se faisait-il que personne ne s'eût aperçu de la supercherie ? Car, au vu du peu de personne qui se trouvaient dans les salons prisés, chacune d'entre-elle devait certainement être connu de Sinclair tout particulièrement.
Que son fils qu'il avait presque renié bénéficiât de tout accès était une chose, mais qu'un parfait inconnu, sans titre ou même particule, pût avoir un tel objet en sa possession, relatait de l'incohérence.
— Je ne t'esperais plus ! s'exclama Stuart en le prenant dans ses bras.
Soïli recula un peu et prit place sur un canapé.
— Je ne connaissais pas le chemin.
Il ne pouvait tout de même pas avouer qu'il avait passé la soirée de la veille à enfiler des bouteilles de bières bon marché et que, en se réveillant le lendemain, il fut pris d'un mal de crâne si affreux qu'il dût rester au lit au point de manquer l'heure du rendez-vous.
— Tu aurais du m'appeler, je serais venu te récupérer.
En vérité, Soïli détestait l'idée de révéler à quique ce fût où il résidait. Peut-être par pudeur de devoir avouer implicitement qu'il partageait une propriété de Sondheim ; ou peut-être par simple paresse de devoir expliquer comment il y était parvenu. Et puis il appréciait l'idée que personne ne sût où il habitait, comme si, à l'instant où il passait la porte de l'appartement, le monde entier disparaissait et nul ne pouvait le trouver.
— Veux-tu toujours venir chez moi ce soir ?
Soïli encra son regard dans celui de Stuart et ses lèvres se crispèrent. Il y avait, à l'intérieur, rien de plus que de l'interrogation totale nouée à une sorte d'indifférence rationnelle. Le garçon n'espérait tout de même pas y trouver un quelconque désir démesuré ou bien une affection éphémère, mais au moins de la pitié. Ce n'était pas qu'il voulait paraître pitoyable, cependant, il avait été témoin de ses effets sur les volontés les plus sévères. Alors si Sinclair en avait eu pour sa pauvre âme à l'agonie depuis des semaines, Soïli aurait pu réclamer tout ce qu'il souhaitait et espérer s'oublier.
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Hédonisme
Mystery / ThrillerÉcosse 1950 : Alors que l'économie du pays chute drastiquement pour plonger la population dans la misère, un nouveau système illégal se met en place. Né de la rage des banlieusards et des anciens combattants envers l'État dépendant de l'Angleterre...