Chapitre 49 : Quand le vide remplace la raison.

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   En près de huit heures de train, Soïli pensait qu'il aurait eu le temps de trouver le sommeil. Sa cabine était assez spacieuse, possédant un lit, un bureau et une chaise à côté de laquelle se tenait une fenêtre impossible à ouvrir complètement mais tout de même efficace lorsque l'on souhaite s'égarer dans les paysages qui défilent à toute vitesse. Cependant son esprit se trouvait incapable de divaguer sur autrechose que sa mission future.

En tant que prodige, on lui avait confié le rôle le plus atroce qu'il pût exister dans un système si impitoyable, à savoir, "nettoyer la zone" (selon les mots d'Isaiah). Et bien que personne ne ressentit l'envie d'éclairer cette métaphore affreuse, il ne lui avait pas fallu plus d'une seconde pour la comprendre entièrement.

Il allait devoir tuer. En masse.

Lui qui faisait des crises d'angoisses au seul souvenir d'un meurtre qu'il n'avait pas commis, lui dont la conscience lui rongeait la cervelle à chaque fois qu'il repensait au sort de Noé ; lui qui venait de réapprendre à pleurer. On lui demandait, non, ordonnait d'arracher la vie d'un nombre incalculable de personne sous prétexte de quoi ? D'avoir osé faire partie d'une entreprise adverse, pas moins pourrie que celle dans laquelle il se trouvait ? Comment ? Comment pouvait-il se convaincre qu'il s'agissait de la bonne chose à faire ?

   — Pourquoi ne dors-tu pas ? interrompit une voix.

Soïli manqua de sursauter, surpris par la présence intimidante de Caïn qu'il n'avait pas vu entrer. Il se tenait là, à le fixer de ses yeux si sombres et ternes, sans qu'une seule lueur ne vînt ne serait-ce que les faire briller dans la pénombre. Il semblait à une peinture en huile sur toile, de près de deux mètres de longueur, à qui on avait oublié de donner vie en ajoutant ces quelques points clairs qui simulent l'émotion. C'était comme se trouver face à un cadavre ou une ombre. Alors Soïli ne put articuler un seul mot et haussa les épaules. Mais voyant qu'à sa réponse succéda un long silence de plus en plus lourd, il se força à articuler quelque chose.

   — Comme il fait jour, peut-être que...

   — Le matin ou le soir sont des concepts inventés pour les hommes sociaux. On ne fait pas partie de ces gens là alors trouve un moyen pour t'endormir avant que nous n'arrivions.

Sur ce, il se redressa sur ses deux pieds, étant autrefois pressé contre le mur, et, sans se retourner ni quitter Soïli des yeux, il abaissa la poignée qui se trouvait étrangement basse et petite par rapport à la taille de sa main. Alors qu'un courant d'air froid semblait envahir la pièce au fur et à mesure que la porte s'ouvrait, le jeune Gessner ressentit comme un élan détresse. Comme si, à l'instant où cet homme quitterait sa cabine, il se retrouverait piégé dans la cage de sa conscience. Il ne voyait non pas en lui une clé pour son échappatoire mais un décors qui l'aiderait à en couvrir les barreaux. Alors ce fut dans une précipitation presque maladive qu'il lâcha :

   — Apprends-moi à tuer.

Caïn se figea un instant, referma la porte d'un mouvement sec et écrasa un mètre de distance, les yeux toujours aussi morts. Son corps entier n'était fait que de contradictions : sa peau d'un noir bleuté qui dégageait une froidure insoutenable, ses traits tirés qui reflétaient une beauté toute aussi maussade et son corps semblable à des pierres embriquées et camouflées par une veste qui s'évertuait à le faire paraître moins large qu'il ne l'était.

   — Tu sais déjà comment.

   — Tout ce que je sais, c'est me battre.

Leurs yeux rivalisèrent un moment avant que le sénior ne laissât tomber son coude sur l'épaule de Soïli, pas vraiment pour le frapper, mais en exerçant juste assez de force pour que son corps se penchât légèrement.

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