Chapitre 51 : Brûler ses propres ailes

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   Il y a quelque chose d'étrange dans un regard. Voir l'autre et sentir que l'on nous voit, c'est comme partager un inconfort. Comme laisser la porte de notre esprit ouverte, le temps que l'on entre dans celui d'autrui ; comme échanger sa place rien qu'un instant et risquer de se perdre dans ses yeux. Mais la séparation est plus dure encore car elle implique qu'on laisse une part de soi tout en ne capturant qu'un morceau trop infime pour satisfaire nôtre besoin de posséder ce que l'on convoite. Entièrement. Rien que pour soi.

Cela devait être la raison pour laquelle Soïli se sentit si mal à l'instant où, quittant le château des Kovaleski, ses yeux s'étaient accrochés à ceux d'Isaac avant que son chauffeur ne montât sa vitre. Il était bientôt minuit et il devait retrouver Shun avant l'aube s'il souhaitait tenir sa promesse.

Il avait pris le train pour Edimbourg vers cinq heure du matin et pensait avoir largement le temps de remplir sa mission. Or, bien qu'Alan-Harvey Sinclair se fût rendu, une réunion interminable, combinée à plusieurs repas de convenance avaient été imposés à tous. Il fallait faire un rapport à Gabriel, signer des traités, encaisser des chèques et surtout s'assurer que personne ne quittât la pièce avant le père. On attribua ensuite des voitures à chacun de sorte à ce qu'on n'eût pas à en partager une seule étant donné les relations tendues entre les frères.

Ainsi, Soïli débarqua chez Shun, encore vêtu de son costume neutre et discret de travail et sonna. En arrivant dans le couloir, la mauvaise insonorisation des murs lui avait permis d'entendre une sorte de querelle à plusieurs voix et quelques verres brisés alors ce fut sans trop de surprise que la porte s'ouvrit avec fracas. L'artiste lança une dernière insulte à un grand brun au visage gribouillé de tatouage et troué de piercings, et bouscula l'épaule de Soïli en sortant de l'appartement après lui avoir fait signe de le suivre d'un mouvement de tête.

À travers la pénombre du couloir étroit et difforme, les murs rugueux reflétèrent les étincelles répétées du briquet de Shun avant de capturer la fumée odorante qu'il souffla bruyamment. Les deux amis descendirent l'escalier irrégulier avec un entrain nerveux, quittèrent l'immeuble en bousculant les deux portes d'entrée aux vitres fines et débouchèrent sur une rue mal éclairée aux silhouettes lugubres. Enfin, l'artiste se laissa tomber sur les marches en dalle d'une rue déserte et, toujours sa cigarette à la main, écrasa son front dans ses bras fins.

Soïli fixa son corps qui flottait dans des vêtements qui mouleraient le sien et contint une remarque désobligeante. En dessous d'eux s'étendait d'autres routes, lampadaires et maisons ; en face, les toits plus ou moins hauts des habitations et au dessus, un millier d'étoiles qui, sans aucune lumière, aurait été un million. Il faisait froid, comme presque toujours à Edimbourg, les nuages étaient bas et le mascara de Shun sillonait ses joues.

   — Je peux les tuer.

Shun se redressa juste assez pour tourner sa tête vers l'enfant qui venait de prononcer une folie, le visage livide et humide d'émotions.

   — Quoi ?

   — Ceux qui te font pleurer, précisa Soïli.

Puis il confia une part de lui à son ami pour répéter :

   — Je peux les tuer.

Une bourrasque s'engouffra dans le haut à manches longues de l'artiste, mais il ne sembla pas s'en apercevoir tout de suite. Non, toute son attention était portée sur le visage sincère de ce jeune homme qui ne mentait jamais. Ce dernier se disait qu'il pouvait tout supporter, tout faire, tout offrir, à condition que jamais on ne touchât à son cœur. Et voilà qu'on l'avait fait pleurer. Shun sourit puis se força à rire un peu.

   — T'es taré.

Il essuya ses larmes et se recroquevilla plus étroitement sur lui-même en réponse au froid. Soïli retira son manteau pour le poser sur les épaules presque nues et lui débarrassa les joues de ses traces noirâtres.

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