Noël était devenu, depuis longtemps, une source d'angoisse pour Soïli. Une année ou deux après la disparition de sa mère, il avait assisté aux repas de famille de Shun. Mais son cœur encore trop faible pour supporter autant de chaleur le rendait si maussade que ses hôtes avait finit par ne plus l'inviter du tout. Ils pensaient certainement qu'il "plombait l'ambiance" ou bien qu'il n'était pas assez reconnaissant de la faveur que l'on lui faisait ; cependant, ça n'avait pas tant dérangé Soïli que ça.
Pendant deux années supplémentaires, il avait passé ces fêtes seul, dans le noir, à ne rien faire d'autre que dormir pour oublier ou à lire lorsque les premières lueurs du matin venaient transpercer ses rideaux. Après cela, Shun qui s'était émancipé de ses parents, s'était mis à traîner Soïli dans des bars, boîtes de nuits ou autres pubs avant de terminer dans son appartement. Tous deux ivres et d'humeur à célébrer s'amusaient à réinventer les chansons de Noël en les criant sur une ligne de guitare électrique, se goinffraient de pudding tiède et de poulet frit graisseux.
Enfin ce rituel un peu barbare n'eut le temps d'être honoré deux fois seulement, avant que Shun finît par disparaître. Peut-être Soïli s'était-il impatienté à le retrouver, au point de dépasser les bornes, par crainte de voir le dernier Noël de son adolescence s'évaporer dans une énième soirée de solitude ?
— Tu prends plus de temps que d'habitude pour te préparer, Lili...
Soïli l'ignora, montant la fermeture éclaire de son blouson en cuir. Günther lui avait dit de "bien s'habiller" car il l'emmènerait quelque part. Ainsi, le garçon avait opté pour un ensemble en jean, serré au niveau de ses cuisses, enlaçant étroitement sa taille et plus lâche sur son buste ainsi que ses bras. Quelques boutons s'ouvraient sur le devant afin de laisser entrevoir son col roulé en laine blanche et la fameuse veste en cuir s'arrêtait juste avant ses hanches afin de venir ceintrer ses flancs.
Boucles parfaitement définies de la racine aux pointes, une paire de basket aux pieds et une liasse de billets en poche, Soïli décida qu'il était prêt. Alors il sortit du club pour se retrouver face au sénior. Ce dernier portait un costume bleu si profond qu'il paraissait noir, une montre dorée qui dépassait légèrement de sa chemise et des chaussures en cuir sombre. Son regard s'arrêta sur la silhouette élancée de Gessner, l'analysa brièvement et s'encra sur son visage.
— N'as-tu rien de plus ample ?
— Non, répondit sèchement Soïli, irrité.
Ce n'était pas qu'il espérait un compliment venant d'un homme tel que Sondheim mais peut-être ses camarades l'avaient-ils couverts de tant de flatterie qu'il en était venu à en attendre malgré lui. Il ne se posa pas plus longtemps la question et suivit le sénior qui s'avançait déjà vers la rue principale. Il s'arrêta devant une longue voiture vernie d'un rouge aussi éclatant que les jantes grises aux motifs circulaires.
Soïli prit un temps pour réaliser la splendeur du bolide, s'étant figé sur lui-même alors qu'il reconnaissait ce monstre que Shun entourait dans ses catalogues, quelques mois plus tôt. Il s'agissait d'un des premiers modèles de la Rolls-Royce Silver Spirit. Ce bijou de quelques dizaines de milliers de livres Sterling était convoité par les amateurs comme les professionnels d'automobiles, n'étant détenu que par les plus chanceux. Alors, qu'un si rare objet fût abandonné là, sur le bord d'une rue passante du centre ville d'Édimbourg, semblait irréel aux yeux de Soïli. Mais ce qui le surprit encore plus fut de voir Günther lui ouvrir la porte, de cet air presque impatient qui lui glaça le sang.
Ils roulaient donc sans un mot, et sans que Soïli ne fût transporté par une curiosité assez intense pour demander leur destination. Et une vingtaine de minutes plus tard, la voiture ralentit alors qu'elle longeait une étendue d'eau aux reflets des lampadaires avoisinants. Gun activa le clignotant et s'engouffra dans un parking sous-terrain après que deux gardiens lui eussent ouvert les portes. Ils sortirent du véhicule, l'un après l'autre et montèrent dans un ascenseur aussi moderne que le garage.
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Hédonisme
Misterio / SuspensoÉcosse 1950 : Alors que l'économie du pays chute drastiquement pour plonger la population dans la misère, un nouveau système illégal se met en place. Né de la rage des banlieusards et des anciens combattants envers l'État dépendant de l'Angleterre...