𝟕𝟐.

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À peine avions-nous franchi le seuil de la demeure familiale que l'agitation s'empara des lieux. Celyan, bien que visiblement épuisé, ne lâchait pas ma main. Ses doigts étaient crispés autour des miens, s'accrochant avec une force désespérée, comme s'il craignait que je disparaisse à nouveau. Les domestiques se précipitèrent vers nous, leurs visages inquiets. Sans perdre de temps, elles entourèrent Celyan, prêtes à le soutenir et à l'emmener pour recevoir les soins dont il avait cruellement besoin. Mais malgré leurs efforts, il ne parvenait pas à se détacher de moi, ses doigts serrant les miens encore plus fort.

« Celyan, vous devez les suivre. » fixai-je un point immobile devant moi.

Je sentis alors sa poigne commencer à se relâcher, ses doigts tremblants glissant lentement des miens, comme s'il luttait encore contre l'idée de se séparer de moi, avant d'être immédiatement pris en charge, emmené à l'écart pour recevoir les soins nécessaires.

Je restai là un instant, ma main encore tendue dans le vide, ressentant la chaleur de sa prise qui s'évanouissait peu à peu, avant de continuer ma traversé à travers les couloirs du château, insensible à la nervosité des ménagères.

« Althéa, vous voilà enfin... » murmura Élise, comme si ma seule présence pouvait apaiser quelque tourment.

« Mademoiselle... Vous devez vous préparer pour le bal. Il ne reste guère de temps... » ajouta Sophie d'une voix douce.

Le bal ? Avais-je oublié cette obligation mondaine et grotesque. Un bal, alors que mes mains sont encore souillées de sang... Quelle amère ironie. Levai-je les yeux vers elles, mais leurs visages me semblaient flous, comme si elles m'étaient présentées à travers une brume épaisse.

J'étais là, en chair et en os, mais mon esprit, lui, était ailleurs, absent, errant dans un vide insondable.

« Occupez-vous de Celyan. Laissez-moi seule. » articulai-je d'une voix basse, dénuée d'émotion.

Elles échangèrent un bref regard, hésitantes, puis se résignèrent à me laisser partir, comprenant sans doute que toute insistance serait vaine. Je repris mon chemin, mon corps avançant machinalement tandis que mon esprit demeurait figé, comme paralysé. Mes pas me menèrent mécaniquement jusqu'à ma chambre, où je pénétrai en fermant la porte derrière moi. Là, je restai un moment immobile, le regard immuable sur le miroir qui ornait un pan de mur.

Qu'est-ce que... Mon visage...

Ce que je vis dans cet éclat de verre me frappa comme une gifle. Je fixai les éclaboussures écarlates qui maculaient ma peau et mes mains.

À quel moment me suis-je salie ainsi ? Est-ce le sang des garde ou de cette femme ?

Je levai une main tremblante vers mon visage, effleurant la surface froide et sèche de ces traces écarlates.

Je ne savais plus à quoi penser, ni même quoi ressentir. Il ne me restait que cette fatigue accablante, ce poids écrasant sur ma poitrine.

Devrais-je ressentir de la honte ? De la peur ? Du regret ?

Je me dirigeai vers la coiffeuse, saisissant une brosse à cheveux. Que sait-il passé ? Commençai-je à me démêler inconsciemment les cheveux, mon esprit tourmenté par les images de l'école. Mes yeux rencontrant à nouveau mon reflet, je m'arrêtai, perplexe face à l'éclat vicieux qui régnait mes pupilles, le même que celui de Cesare.

Ce regard...

Une onde de réalisation me traversa, mêlée à un relâchement soudain après l'acte que j'avais commis.

« Vous ne portez pas seulement son nom. Mais aussi ses yeux. Ce sont les mêmes que celles de votre frère, Althéa... Écœurants, débordant de folie et de soif de pouvoir. »

« Je suis... » balançai-je la brosse dans un élan de rage et de dégoût contre le miroir. « Comme lui. » résonna le bruit éclatant du verre brisé dans la pièce, les fragments tombant au sol tels les morceaux de ma propre âme fracturée.

Je me laissai glisser au sol, mes forces m'abandonnant soudainement.

« Je suis un monstre... » commencèrent des larmes à couler le long de mes joues, incontrôlables. « Le même monstre que lui. » sanglotais-je, mon corps secoué par des spasmes de mes remords. « Qu'ai-je fait ? Comment ai-je pu tuer une dizaine de personnes sans la moindre culpabilité ? »

Les visages des gardes mourants défilaient devant mes yeux fermés, me souvenant de leur arrogance, de leur mépris, mais cela ne suffisait pas à apaiser mon esprit tourmenté.

J'ai fait preuve du même esprit tordu. Je suis comme eux, une tueuse, une manipulatrice. J'ai beau avoir d'autres convictions, cela ne fait pas de moi quelqu'un à part.

Le poids de mes actions semblait m'écraser, me demandant si je pourrais un jour me faire pardonner auprès de Dieu, de ma famille. De ma mère.

« Celyan... Je l'ai fait pour lui... » me recroquevillai-je sur moi-même, cherchant un réconfort dans mes propres bras, mais je ne trouvais que le vide.

Quand soudain, j'entendis des bruits de pas dans le couloir, les domestiques, alertées par le fracas que j'avais commis, se rapprochant à chaque marche de ma porte. Je pris une grande inspiration, tentant de reprendre le contrôle sur mes émotions.

Je dois me ressaisir. me levai-je péniblement, essuyant mes larmes d'un revers de la main juste avant qu'elles n'entrent précipitamment dans la chambre.

« Mademoiselle, tout va bien ? Nous avons entendu un bruit... » demanda l'une d'elles, l'inquiétude marquant ses traits.

« Oui, tout va bien. » répondis-je d'une voix que j'espérais calme. « J'ai voulu me préparer mais j'ai trébuché et j'ai cassé le miroir. »

Elles échangèrent des regards soulagés mais sceptiques, l'une d'elles s'avançant pour examiner les débris tandis qu'une autre se tourna vers moi.

« Madame, vous devriez retourner au lit pour vous reposer. Vous avez eu une longue semaine. » dit-elle doucement.

« Non, je me sens bien. » mentis-je en arborant un léger sourire. « Je veux rejoindre le bal. »

Les domestiques échangèrent de nouveau un coup d'œil complice, hésitantes, pour finalement acquiescer et me faire prendre un bain avant de me vêtir de la robe somptueuse que Lermant m'avait envoyée en mon absence.

En me regardant dans le miroir brisé, une silhouette de grâce était visible dans l'image entière, contrastant parfaitement des morceaux qui reflétaient mes yeux rougis par les larmes, du tremblement de mes mains et de mes lèvres serrées.

« Mademoiselle, puis-je ? » vint une domestique à ma hauteur, avec une couronne frontale dans les mains.

Hochant positivement la tête, elle me la mit délicatement sur mes cheveux. Faite d'or finement ciselé, cette couronne était ornée de petits diamants scintillants et de perles d'un blanc pur, rappelant des gouttes de rosée. Au centre, un saphir était taillé, captant la lumière et ajoutant une touche de majesté à l'ensemble.

« Merci... » murmurai-je, tandis que d'autres domestiques s'affairèrent autour de moi, ajustant la robe, coiffant mes cheveux, effaçant les traces de larmes sur mon visage avec du maquillage.

Je détournai enfin les yeux du miroir, laissant mes bras retomber, vidée de toute énergie. Je n'avais plus la force de jouer la comédie, de prétendre être une Borgia forte. Je n'étais plus qu'une coquille vide, dépossédée de ce qui faisait de moi Althéa Borgia aux yeux du monde.









𝐁𝐎𝐑𝐍 𝐓𝐎 𝐃𝐈𝐄Où les histoires vivent. Découvrez maintenant