𝟖𝟏.

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Je n'arrivais pas à me reposer, ne serait-ce que fermer une seule paupière ou manger une miette de pain.

Depuis hier matin, je faisais les cent pas dans ma chambre, le journal froissé dans les mains, usé par mes doigts nerveux. J'avais relu ces mêmes phrases des dizaines de fois, mais je ne parvenais toujours pas à en comprendre toutes les implications.

Je me remémorai en boucle chacune de mes cent vies, même si certaines zones de ma mémoire restaient obstinément sombres. Je me souvenais parfaitement de tout ce qui s'était passé entre mes seize ans et mes vingt-quatre ans puisque je revivais sans cesse les mêmes périodes —seize ans étant le plus jeune âge auquel j'avais pu remonter le temps jusqu'à présent. Mais quelque chose me disait que ce que je cherchais remontait à bien plus loin. Peut-être même que cela avait un lien avec le meurtre de mon père.

J'avais ce fameux pressentiment.

Soudain, un léger toc retentit à ma porte, me sortant brusquement de mes pensées. Je posai le journal sur la table de chevet, pris une profonde inspiration, et ouvris la porte avec précaution. Celyan se tenait là, ses grands yeux violâtres encore embués de sommeil.

« Celyan ? Que faites-vous éveillé en plein milieu de la nuit ? »

« J'ai fait... un cauchemar. »

Un cauchemar ? Lui aussi ? Y a-t-il un lien plus profond avec mes propres expériences ? Non, ce n'est qu'une simple coïncidence. Tout le monde fait de mauvais de rêve.

« Vous êtes un grand garçon maintenant et les grands garçons n'ont peur de rien. » me baissai-je à sa hauteur, déposant une main sur son épaule pour le rassurer.

Mais il fronça les sourcils, visiblement vexé.

« Je ne suis plus un enfant pour que vous vous adressiez ainsi, Althéa. »

Sa réaction me prit de court et je laissai échapper un léger rire, avant de me ressaisir.

« Vous avez raison. Vous n'êtes plus un enfant. » l'attirai-je contre moi, le serrant dans une étreinte qui se voulait rassurante.

Je dois à tout prix déjouer les plans de ceux qui cherchent la chute de notre famille. Celyan et notre mère sont tout ce qui me restent, tout ce qui me relie encore à mon humanité. Et pour rien au monde je les perdrai.

« Je vous protégerai, Celyan. Je vous protégerai tous les deux, quoi qu'il m'en coûte. »

« Vous m'étouffez, Althéa. » se libéra-t-il de mon étreinte. « Qu'est-ce que vous venez de dire ? »

Mes dernières paroles avaient glissé de mes lèvres presque inconsciemment, un murmure plus destiné à mes propres pensées qu'à lui. Je repris rapidement contenance, souriant pour dissiper l'atmosphère.

« Rien qui ne doive vous inquiéter, Celyan. J'ai simplement dit que je serais toujours là pour vous. »

« Est-ce que... » baissa-t-il les yeux, hésitant. « Je peux dormir avec vous cette nuit ? » demanda-t-il comme si cette demande lui coûtait une part de sa fierté.

« Je vous croyais adulte il y a un instant. » le taquinai-je en haussant un sourcils. « Je plaisante, bien sûr. Venez. » lui pris-je la main.

Nous nous installâmes sur le lit mais je sentais qu'il avait besoin de plus que juste ma présence pour se calmer.

« Que diriez-vous d'une partie d'échecs avant de dormir ? » lui proposai-je, sachant qu'il appréciait ce jeu.

Il hocha la tête, retrouvant un peu de son enthousiasme, et nous installâmes le plateau entre nous. Il fit le premier coup, concentré, mais je notai rapidement qu'il peinait à se focaliser, son esprit probablement encore hanté par son cauchemar.

« Althéa, vous savez... » commença-t-il après quelques mouvements hésitants. « Je fais souvent ce rêve où je me retrouve seul dans une grande forêt, et... et je ne trouve plus la sortie. Tout est sombre, et je ne vous entends plus, ni vous, ni Maman. »

Je posai mon regard sur lui, confuse.

Ce mauvais rêve est si similaire à certaines de mes morts... Est-ce que lui aussi... ? Non, impossible. Il est si jeune pour connaître un sort aussi tragique.

Mais si c'est le cas... et si lui aussi est relié à quelque chose que je n'ai pas encore compris ? Peut-être que ces rêves ne sont pas simplement des peurs infantiles, mais des réminiscences de vérités oubliées.

Non, une coïncidence. Une simple coïncidence. Je ne dois pas faire de conclusion hâtive.

« Celyan... » dis-je doucement en déplaçant une pièce sur le plateau. « Même si vous ne nous voyez pas, même si tout semble sombre autour de vous, sachez que nous serons toujours là. Vous n'êtes jamais seul. »

Il hocha de nouveau la tête, visiblement rassuré, mais je sentais que son esprit restait troublé.

« Envie de changer de jeu ? » suggérai-je en remarquant son manque d'intérêt croissant.

Il acquiesça rapidement et je sortis un jeu de sept familles que nous avions l'habitude de jouer ensemble. Nous passâmes ainsi les minutes suivantes à tenter de former des familles complètes, échangeant des cartes dans un mélange de sérieux et de rires étouffés. Je le laissai gagner quelques tours, juste pour voir ce sourire dont je n'avais pas eu l'occasion de voir depuis des cinquantaines d'années.

Mais ce n'était pas encore suffisant pour apaiser totalement son esprit.

« Un dernier jeu avant de dormir. » proposai-je, décidée à faire en sorte qu'il finisse par s'endormir paisiblement.

Je sortis alors une version de « Qui est-ce ? » que nous avions modifiée ensemble il y a longtemps, les personnages remplacés par des fleurs et des plantes que nos parents nous avait appris à reconnaître. Il adorait ce jeu et je savais que c'était la clé pour le voir enfin s'apaiser.

Nous jouâmes quelques tours, Celyan se concentrant à deviner quelle fleur je pouvais bien avoir choisie, ses sourcils se fronçant à chaque question posée. Lentement, ses paupières commencèrent à vaciller, luttant pour rester éveillé.

« Est-ce que votre plante est plutôt grande ? » bailla-t-il.

« Plutôt discrète et passe-partout. Même dans les placards. »

Il baissa quelques cartes.

« Est-ce qu'elle sent bon ? »

« Oui, elle a un parfum délicat, typique de la côte d'Amalphi. »

« Est-ce que... c'est une lavande ? »

« Vous m'avez eue, Celyan. Vous avez deviné juste ! »

Il sourit, satisfait de sa victoire, mais je vis sa tête s'incliner doucement sur le côté, ses yeux se fermant malgré lui. Je posai doucement le jeu de côté, le laissant s'endormir paisiblement. Je m'installai à ses côtés et l'observai un moment, ses traits redevenant ceux d'un enfant paisible.

« Je ne laisserais personne vous faire du mal. »















𝐁𝐎𝐑𝐍 𝐓𝐎 𝐃𝐈𝐄Où les histoires vivent. Découvrez maintenant