Chapitre 45

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Léon jeta une liasse de documents sur le bureau et se dirigea vers la sortie. Sur son chemin, de nombreuses étagères, arrangées parallèlement, laissaient les ombres stagner. Dans chacune d'elle, il imagina Cassandre. Son esprit dessina chacun de ses traits, chacun de ses sourires à tel point qu'il s'en effraya. Comment une femme, si belle fusse-t-elle, pouvait-elle l'obséder après une si courte conversation ? Les quelques mots, les quelques regards qu'ils avaient échangé n'auraient jamais pu ou dû lui faire cet effet. Son sourire lui revint. La façon dont ses cheveux noirs retombaient en une natte sur le côté gauche. Léon se surprit à manquer d'air, d'étouffer, comme s'il avait simplement oublié de respirer. Quand il s'en rendit compte, il vit les images de Cassandre sourire, ses traits se distordant de vice avant de disparaître complètement. De ces illusions, il ne resta qu'une ombre dans son dos que Léon ne sut vraiment décrire, qu'il ne sut se convaincre de regarder. L'ombre était grande, si grande et le détective jura qu'elle s'étalerait jusqu'à couvrir le soleil.

De retour dans le hall d'entrée, Léon découvrit une dizaine d'horloges réparties au hasard dans la pièce, poussant à même les murs, le sol ou le plafond. Leurs aiguilles rouillées et leurs cadrans vermoulus s'arrangeaient étrangement dans un simulacre d'édifice religieux, leurs engrenages battant en canon une cacophonie discordante. Malgré les tics de ces horloges, le temps ne lui parut pas avancer ni reculer. Léon se sentit emprisonné dans un état d'immobilité, de paix précaire qu'il ne sut expliquer et l'absence de personnel dans le bâtiment ou d'êtres humains dans les rues ne lui permirent jamais de se sortir cette impression de la tête.

Une douleur sourde lui prit la mâchoire, lui tendit les joues. Un cisaillement, une déchirure des muscles qui le fit grimacer. La peine s'estompa et l'idée même de cette souffrance s'évanouit. Les rues s'enchaînèrent de la même façon qu'à l'aller. L'inondation des rues s'était accentuée, s'étendant pratiquement jusqu'au centre-ville. Certains quartiers qu'il traversa semblaient même plus accessibles en barque qu'à pied. Léon écouta le bruit de ses bottes dans la vase, étouffant l'effet de succion du mélange d'argile, de glaise, de sable et d'algue qui recouvraient le sol sous la couche d'eau grandissante. La sensation le rebuta et chaque pas lui coûta un peu plus.

Léon s'aperçut que l'étrangeté récente de la ville s'accentua. Bien que se repérant facilement dans la ville, il fut décontenancé que ses paysages en changeaient si rapidement, si étrangement. Les avenues débouchant normalement vers la mer ou l'océan pointèrent vers le centre-ville, loin de sa destination. Où qu'il se tourna, seule la route qui menait à l'orphelinat lui apparut. La silhouette sombre et menaçante en haut de la colline, telle celle d'un château sous les plus étranges des pleines lunes, noires, rouges, blafardes et fangeuses se dessina trait par trait dans l'horizon. Le détective tourna sur lui-même, chercha des yeux le manoir des De Filzerain mais ne le vit nulle part. L'édifice avait disparu, effacé trait par trait de la même façon que l'orphelinat s'imposait à lui.

Léon s'avança dans l'avenue de plus en plus gorgée d'eau, l'esprit de plus en plus vide alors que la vie avait abandonné la ville. Le silence le plus pesant qu'il eut jamais ressenti le prit d'assaut, forçant des choses non-prononcées, non-dites, non-verbales s'écrire dans ses yeux, dans sa chair de la même façon que l'orbe de vide, la sphère de néant si pleine de pleurs et de tourment continuait de le fixer depuis un plan d'existence dans lequel il peinait à progresser, les pieds englués dans la pire des glaise, le visage tordu par une douleur qu'il n'envisageait plus.

*

« En tout cas, enchantée de vous rencontrer, Maïa ! »

La Sentinelle qui lui serrait la main devait avoir dix ans de moins qu'elle. Maïa posa sa main libre sur son poignet et lui sourit. Son visage, si lumineux, si transpirant de bonté et de courage émut sa nouvelle escouade.

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