Chapitre 39

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Sortir de la Loupe fut plus aisé que s'y rendre. Les choses ayant quitté leurs vigies, les spectres ayant disparu, Léon se retrouva seul avec une tourte à la viande dans les mains, incrédule. Passant par les Firminis, il marcha plus lentement qu'à son habitude. Avec une piste, même maigre, il aurait dû être excité, intrigué par l'avancée de son enquête, mais l'idée même de ces émotions le dérangeait. Je viens de voir des morts mourir de nouveau, pensa-t-il sombrement. Je viens de voir l'impossible se jeter des hauteurs pour dévorer des cadavres encore gémissants et moi, je suis censé être content d'avoir vu un spectre disparaître derrière l'étal d'une soupe populaire ? Léon se demanda si ce n'était pas sa brève rencontre avec les deux jeunes femmes qui l'avait calmé. Dame Cassandre, comme l'avait appelée sa servante, ainsi qu'elle-même, gravaient de leurs mains un souvenir perturbant dans son esprit. L'une semblait irréelle, l'autre sculptée dans le marbre.

Léon secoua la tête et continua sa marche. Il coupa le canal Sémétaire puis la rivière des Dames avant de trouver les archives communales. L'après-midi céda sa place à la soirée et une lueur orangée parcourut le ciel pourtant chargé de nuages gris. Léon leva les yeux et profita de ces teintes surréalistes que la ville n'avait probablement pas connu depuis des années.

Une jeune femme sortit des archives en poussant les portes battantes. Habillée d'un tailleur noir et d'une chemise blanche, Léon put lire son nom sur le badge qui ornait le haut de sa poitrine : Anna. Anna, pensa Léon. Toujours Anna et pourtant elle n'est plus depuis si longtemps. Le détective se remémora la ballerine qui gisait sur le pont, la gueule béante des barreaux d'acier qui avait rompu, son absence. Au bout de quelques secondes d'hésitation, l'employée des archives lui adressa la parole :

-Vous comptiez rentrer, monsieur ? Léon se rendit compte qu'elle lui tenait la porte ouverte depuis un moment tandis que lui restait planté là, ignorant.
-Oui. Pardon, non. Enfin pas tout de suite.
-Ah bon, très bien alors. Bonne journée monsieur, finit-elle par dire en lâchant le battant. Elle repartit en se retournant brièvement, intriguée par la silhouette quasi-fantomatique qu'elle venait de rencontrer.

Léon inspira lentement, très lentement, avant de se retourner. Plusieurs rangées de bancs entouraient l'entrée du bâtiment formant un parc à l'herbe verte et pourtant sale. Les pluies battantes ne suffisaient pas à laver la crasse et le vice qui suintait de la ville et de ses habitants.

S'asseyant sur le banc le plus proche de l'entrée, Léon sortit le plat cuisiné du sac en papier qui le protégeait de la bruine permanente qui tâchait la ville. Dans ses mains sales, la tourte ressembla à un monde de douceur qu'il ne lui était pas permis de goûter. Depuis qu'il avait ce fichu collier autour du cou, le monde avait pris une teinte qui ne s'effacerait jamais. Des larmes s'accumulèrent au coin de ses yeux quand il croqua dedans. Les jus et la viande se répandirent dans sa bouche, réveillant des papilles qui n'avaient connu que le sang et la sueur, le sable et l'iode depuis des lustres. Un dégoût profond le saisit, un appétit terrible pour cette viande si fraîche. Si on lui disait qu'il s'agissait de viande humaine, il se surprit à penser qu'il la dévorerait quand même.

*

Toutes ces paupières qu'on m'a donné et que je gardais fermées jusque-là s'ouvrent une à une, petit à petit. Les couleurs, les formes, tombées du ciel ou nées des profondeurs se révèlent à moi tandis qu'une chaîne terrifiante se détache de mon cœur. J'entends les maillons qui lâchent et se brisent. Je sens leurs restes qui rebondissent sur le plafond et sur les murs, sur le sol et dans l'éther, je déguste leurs cendres à mesure que mes entraves me libèrent. J'ouvre les yeux et pour la première fois depuis longtemps, je me sens fière.

Je me réveille dans une pièce si grande et pourtant si petite, si lumineuse et pourtant si remplie d'ombre. Mes yeux s'ouvrent et l'air circule dans mes poumons, dans ma bouche, loin de la vase et de la mort que je goûtais encore. Celle-ci me manque, mais je ne m'en rends compte que plus tard. L'obscurité m'a fait défaut et maintenant je l'admire, elle m'obnubile. Les choses autour de moi s'agitent, elles m'attendaient. Je me crois attachée à une chaise, à un serment, à des ordres à ma foi ou à mon âme. Je tente de m'évader, de me lever, de vivre ou de m'arrêter.

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