Chapitre 44

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-Qu'est-ce que ça veut dire, professeur? Je ne parle pas ces langues.
-C'est bien normal, dit-il en riant de travers. On observe ici aussi des différences entre ces deux continents! Les africains les appelaient "Ceux qui renaissent", alors que les latino-américains les surnommaient "Ceux qui redonnent la vie." On a fini, nous-mêmes, et je veux dire, moi, par les appeller "Les Immortels".
-Ces cultes, existent-ils encore? Ont-il été exterminés?
-Vous voyez juste, lieutenant. Ils ont bel et bien été détruits avec méthode. Toutes les informations qu'on a d'eux proviennent de ceux qui ont conduit les massacres. Il n'en reste que des racontards, des dessins, des textes oraux, des rituels.
-Pourquoi De Filzerain vous a-t-elle orienté vers ces cultes-là, professeur? Pourquoi vous? Vos meilleurs publications antérieures à celles sur l'étude de ces tribus sont loin d'être reluisantes, ou même lues...

Bernard sanglota, il crut avoir de la fièvre, porta sa main à son front: "Elle a... Elle a lancé ma carrière. Elle et son..."
-Oui, professeur?
-Son... ami? Je ne saurais comment le décrire. Un homme très charismatique, très éloquent.
-Son nom, professeur. Qui était-ce?
-Je ne sais pas, De Filzerain ne m'a, je pense, jamais donné son nom. Elle s'y référait toujours comme son hôte, une lointaine connaissance. Mais je sentais chez elle une terrible attirance pour lui, de la fascination.
-Les histoires d'amour de De Filzerain ne m'intéressent pas, Flachet, je veux savoir qui était cet homme. Décrivez-le nous qu'on puisse établir un portrait robot.
-A vrai dire, lieutenant, je ne pense pas m'en souvenir.
-Une ébauche suffira, le portrait de Cassandre n'a pas eu l'air de vous poser trop de problèmes.
-Oui, lieutenant, mais lui... Je ne pense pas avoir déjà vu son visage. Je ne me doutais pas à l'époque qu'un... admirateur puisse m'envoyer... un cadeau et une promesse aussi... éloquantes.

-Cet admirateur, cet hôte, cette De Filzerain, que leur avez-vous offert en échange, Flachet ?

Il mit du temps à répondre, s'étouffa presque sur ses mots: "Mais rien, lieutenant. Rien. Ils m'ont tout donné, tout leur savoir, sur tout ce qui allait se passer."

*

Pourquoi se sentit-il si mal ? Léon chancela en se relevant. Il tituba et se dressa face à l'orphelinat et l'immensité du bâtiment le frappa alors. Dans ses souvenirs pourtant récents, la façade morne et abîmée se couvrait de petites fenêtres espacées régulièrement. Quand il la regarda de nouveau, il n'en vit plus qu'une là où l'enfant se tenait. Qui pouvait-elle être ? S'agissait-il de Suzie ? Léon ne reconnut pas l'enfant dont il possédait une unique photographie. Il se souvint de ce moment où l'enfant lui était apparue et changeait de forme, de visage, d'âge pour devenir quelqu'un d'autre. Tous ces visages, tous ces âges lui semblèrent si normaux, si familiers, comme s'il avait grandi en les voyant, en les connaissant.

Le visage d'Anna lui revint, se superposa à celui de l'enfant avant de disparaître de nouveau. Dans l'esprit de Léon, il y avait tant d'Anna, et pourtant, il n'y en avait qu'une seule qui compta vraiment. Celle-là, il ne la reverrait jamais.

Parcouru de tremblements, le corps de Léon se tourna vers le sud de la ville. Marchant péniblement vers le bureau de Don, il sentit le regard absent des passants dans la rue. Il lui sembla que même la ville s'était vidée de ses gens, de son essence, de sa forme. Le café en bas du bureau l'accueillit, désolé, vide. Les chaises renversées et les tasses de café froides lui rappelèrent sa destination, l'appartement dévasté, inondé, couvert de mort qui l'attendait. Léon s'arrêta, pensa à chercher sa clef, abandonna et poussa la porte d'entrée. Elle crissa en s'ouvrant sur ce qu'il s'attendait déjà à y trouver. Le parterre de bois toujours inondé, les lattes moisissant sous le sable et les algues dans chaque recoin, et le cadavre de la chose, poussé négligemment vers le fond de la pièce. Elle lui sembla si chétive comparée à celles qu'il avait affronté dans les deux entrepôts de D.F Construction. Sa tête unique, sa carcasse sombre et dénuée de chair ou d'os sembla incomplète.

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