Chapitre 41

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L'homme s'effondra d'un bloc, à peine retourné et glissa le long de sa table de travail. Le couperet qu'il tenait dans sa main y resta fermement coincé, agrippé par des doigts énormes. Pleine de sang, la lame goutta sur son tablier de cuir. Léon eut du mal à en détacher le regard. Le bruit du coup de feu se perdit lentement dans le dédale de salles et de couloirs, lui renvoyant la détonation dans des séries d'échos tordus jusqu'à devenir une plainte mourante elle aussi.

Léon observa les alentours, s'attendant à ce que d'autres personnes surgissent des ombres. Rien ne vint de plus que le silence. Même la radio s'était éteinte peu de temps auparavant. Le visage du boucher sembla fondre sous le regard vigilant du détective. Ses muscles bougèrent sous sa peau qui elle-même se fit plus granuleuse, plus sèche et à la fois plus poisseuse. Ses yeux, encore ouverts, suintaient de larmes si salées qu'elles laissèrent de longues traînées sur les joues grasses du cadavre. Le sang coula de la blessure sur sa poitrine, s'étendant rapidement parmi les fibres de ses vêtements.

Au-dessus du crâne presque chauve, gras et craquelé de l'homme avachi sur le sol, le rebord de la table était lui aussi gluant de sang et d'humeurs. Un assortiment bien choisi de coutelas, de lames et de masses se départageaient les maigres espaces à peu près propres qui y survivaient. Le reste n'était que chair sanguinolente. La variété de poissons et de crustacés, d'algues et de viande qui s'étalait sur ce comptoir industriel l'impressionna tout d'abord. Léon se demanda comment il avait pu ne pas s'apercevoir que l'homme cachait tant de choses. De là où il était, il aurait forcément dû s'en rendre compte, il aurait dû voir et savoir cette mort à laquelle il tournait le dos.

Méfiant, Léon s'approcha de côté en gardant dans son champ de vision le cadavre ainsi que les deux sorties de la pièce. Il se saisit de l'une des lames les plus effilées et la planta plusieurs fois dans la gorge de la chose déjà morte. Du sang gicla à profusion, éclaboussa son torse, ses bras, ses mains, son visage. Le goût ferreux se diffusa dans sa bouche, comme s'il avait léché la lame mais il comprit que ce n'était que ce dégoût manifeste, sanguin, de l'horreur qui se tapissait dans tous les coins qui lui remontait le long de l'œsophage et jouait avec ses sens.

Le corps eut un dernier sursaut quand il retira la lame d'un nerf dans sa nuque avant de s'écraser en long sur le dallage de béton. Sûr qu'il ne se relèverait pas, Léon étudia plus attentivement la chair sur la table et y trouva une jambe encore entière.

*

-Ne vous faites pas trop d'illusion, Sentinelle. Kristin tenta de le raisonner. Elle savait elle-même qu'elles avaient peu de chance de s'en sortir.
-Je ne m'en fais pas, sergent, mais je ne m'en fais pas pour moi non plus. On est plus proches du cadran 0-0 que de n'importe quelle sortie et j'ai peur qu'avec les mouvements de murs, on ne fasse que s'en approcher.
-... Vous avez raison, mais je me garde un brin d'optimisme, on a survécu jusque-là. Remettez-nous en marche, je lis une série d'intersections à partir du point que vous m'indiquiez. J'arrive à voir une série cohérente pour qu'on reste à proximité, je vous la transmets.
-Reçu cinq sur cinq, sergent. Je me mets en route.

Johan rangea son fusil à lunette et épaula son fusil d'assaut. Il descendit l'escalier gigantesque qui liait le promontoire au niveau sept, celui où son unité avait péri. Il inspira grandement puis souffla dans son masque, embuant sa visière. En courant d'une intersection à l'autre, il appliqua les méthodes de déplacement en solitaire. Chaque taille d'unité, de un à six membre étaient enseignées à toutes les Sentinelles. C'était écrit dans le code que les agents de terrain y mourraient un jour ou l'autre. En cas d'escarmouche contre une chose, le taux de mortalité était de soixante-quatre pourcents de perte humaines, en cas d'attaque de plus d'une créature, le taux de mortalité montait à quatre-vingt-douze pourcents. Que Kristin et Carol aient survécu toutes les deux étaient un coup de chance, qu'Alma et lui aussi était une anomalie. Ils étaient nouveaux, il ne s'agissait que d'un entraînement. Ils auraient dû faire demi-tour plus tôt, alors pourquoi s'étaient-ils retrouvés si loin ? Pourquoi s'étaient-ils retrouvés si proche du cadran 0-0 et de la Sphère ?

La SphèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant