Lale - 3

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Depuis que j'avais emménagé dans le nouvel appartement, il y avait une chose qui me mettait particulièrement mal à l'aise : ma voisine, une vieille femme turque d'au moins 70 ans, prénommée Lale. Dès notre première rencontre, quelque chose chez elle m'avait irritée. Lale était d'une lenteur exaspérante, que ce soit pour entrer dans l'ascenseur, ouvrir sa porte ou même me saluer quand on se croisait. Ses cheveux blancs et ses vêtements toujours impeccablement repassés dégageaient une certaine dignité, mais c'était son attitude, ce regard étrange qu'elle posait sur moi à chaque fois que je la voyais, qui me dérangeait le plus. Elle semblait toujours m'observer, avec une curiosité que je trouvais presque intrusive.

Chaque fois que je la croisais dans le hall ou dans l'ascenseur, je sentais une montée de frustration m'envahir. Elle me ralentissait, que ce soit en prenant une éternité pour fermer sa porte ou en traînant ses pieds le long du couloir. Tout en elle me paraissait lent, délibéré, et cela me mettait hors de moi. Il y avait quelque chose d'indéfinissable dans sa manière de me regarder, comme si elle voyait en moi quelque chose que je préférais garder caché. Et ce regard, ce fichu regard, me donnait l'impression qu'elle se moquait de moi, qu'elle me jugeait silencieusement.

Je l'avais prise pour une vieille femme un peu sénile, à moitié perdue dans ses pensées, et je me disais que son âge expliquait probablement son comportement. Mais cela n'atténuait en rien l'irritation que je ressentais chaque fois que je la croisais. Un jour, après l'avoir une fois de plus vue traîner ses pieds devant moi dans le couloir, incapable de me laisser passer, je laissai échapper un juron en français, pensant que cela passerait inaperçu.

- Putain, qu'est-ce que tu es lente ma vieille, murmurais-je entre mes dents, essayant de garder mon calme tout en restant derrière elle.

À ma grande surprise, Lale s'arrêta net et se tourna lentement vers moi, son regard perçant se plantant dans le mien. Elle n'avait jamais réagi auparavant à mes soupirs ou à mes regards impatients, mais cette fois-ci, elle me fixa d'une manière qui me glaça sur place.

- Madame, dit-elle calmement en français. Pas besoin d'être aussi impolie.

Je restai figée, choquée. Comment cette vieille femme turque pouvait-elle parler es français, et d'une manière si fluide ? Mon esprit s'embrouilla, cherchant une explication, mais rien ne me venait. La seule chose dont j'étais certaine à cet instant précis, c'était que je venais de faire une énorme erreur.

- Pardon, je ne pensais pas que vous comprendriez... balbutiai-je, encore sous le choc de la situation.

- Je comprends plus que vous ne le pensez, répondit-elle en français, un léger sourire jouant sur ses lèvres ridées. Et je pense que vous aussi, vous devriez comprendre que l'apparence ne fait pas tout.

Je me sentis rougir de honte. J'avais jugé cette femme sans la connaître, simplement parce qu'elle ne correspondait pas à mes attentes, parce qu'elle m'avait frustrée avec sa lenteur. Mais maintenant, en face de cette femme qui me regardait avec une lueur d'intelligence dans les yeux, je réalisais à quel point j'avais été stupide.

- Je suis vraiment désolée, dis-je, sincèrement contrite. Je n'aurais pas dû dire ça.

Lale m'observa un instant, puis son expression se détendit.

- Ne vous en faites pas, répondit-elle, cette fois en turc, mais toujours avec cette même sérénité. J'ai l'habitude que les gens pensent que je suis lente d'esprit à cause de mon âge. Mais ce n'est pas parce que je fais les choses lentement que je suis stupide.

Je me retrouvai à sourire malgré moi, étonnée par la situation.

- Vous parlez très bien français, dis-je, essayant de combler le silence gênant qui s'était installé.

- J'ai vécu en France pendant de nombreuses années, expliqua-t-elle. J'y ai travaillé, étudié... et j'ai appris à apprécier les choses simples de la vie, comme prendre son temps.

La conversation qui s'ensuivit me révéla une autre facette de cette femme que j'avais trop rapidement jugée. Lale n'était pas seulement une vieille dame lente à la détente, comme je l'avais cru. C'était une femme d'une intelligence rare, qui avait vécu bien plus de choses que je ne l'aurais imaginé. Elle avait voyagé, appris plusieurs langues, et son parcours était bien plus fascinant que tout ce que j'avais pu imaginer en la croisant dans les couloirs de notre immeuble.

Nous parlâmes ainsi pendant un long moment, là, dans ce couloir d'immeuble. Je découvris que derrière cette apparence de lenteur se cachait une vivacité d'esprit que j'avais négligée. Elle me raconta des anecdotes sur ses années en France, sur ses études et ses expériences de vie. Chaque mot qu'elle prononçait me faisait réaliser à quel point je m'étais trompée sur elle. Cette femme, que j'avais trouvée frustrante et agaçante, était en réalité une personne pleine de sagesse, et j'étais terriblement embarrassée de mon comportement précédent.

Quand la conversation s'acheva et que je la regardai s'éloigner, je me sentis différente, comme si quelque chose en moi avait changé. Cette rencontre m'avait secouée, non seulement à cause de la révélation de son intelligence, mais aussi parce que cela me rappelait que les jugements hâtifs et les préjugés pouvaient me priver de rencontres enrichissantes. Lale n'était pas la vieille femme lente que j'avais crue, mais une personne exceptionnelle qui, malgré son âge, avait encore beaucoup à offrir.

Les Passions de Sarah - Tome VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant