Chapitre 62 : Nathan

20 4 1
                                    

Autour de moi, les rires, les voix, les anecdotes de Noël flottent comme dans un rêve flou. Mon oncle est en pleine tirade, une de ses blagues classiques que tout le monde connaît par cœur, mais qui le fait rire encore comme si c'était la première fois. D'habitude, je rirais aussi, mais ce soir, tout me paraît distant, irréel. C'est comme si j'étais spectateur d'un film où je n'arrive plus à m'intégrer.

Je fixe mon assiette sans oser lever les yeux. Juste en face, il y a elle. La femme qui hante mes cauchemars depuis treize ans, même si je n'ai pas su le voir jusqu'à aujourd'hui. Treize ans... Treize années à nier, à me convaincre que ce n'était qu'un mauvais rêve. Mais là, ce soir, tout est trop clair. Les détails refoulés resurgissent, comme un déluge silencieux. Je me rends compte qu'il ne s'agissait pas que d'un cauchemar, et le reconnaître me retourne l'estomac. Oui, je l'ose enfin dire : c'était une agression, celle que j'ai toujours redoutée de nommer. Elle a eu lieu, c'est un fait.

Sous la table, Riley me tient la main, sa chaleur ancrant en moi une minuscule ancre d'apaisement. Ses doigts pressent doucement les miens, comme si elle sentait l'ouragan qui tourmente mon esprit. De temps en temps, elle me lance un regard attentif, et je sais qu'elle voit que quelque chose cloche, mais elle ne dit rien. 

Je ne peux plus. L'atmosphère devient oppressante, et tout en moi crie de sortir de cette pièce. Je me lève brusquement, envoyant la chaise racler le sol, attirant tous les regards vers moi. Le visage de ma mère s'assombrit d'inquiétude, et ma tante se tourne vers moi, figée.

— J'ai... besoin de prendre l'air, dis-je, ma voix tremblante malgré moi.

Je ne leur laisse pas le temps de répondre et je quitte précipitamment la salle, sentant les yeux de tous sur mon dos.

Le froid s'abat sur moi comme une gifle en sortant dans le jardin, mais je ne ressens rien d'autre que la marée montante de panique. La lune éclaire faiblement les arbustes, dessinant des ombres floues sur l'herbe humide, et je commence à faire les cent pas, cherchant désespérément un point d'ancrage pour ne pas me noyer dans l'angoisse. Mon souffle est court, saccadé, et la douleur s'étend de ma poitrine jusque dans mes bras.

Je me laisse tomber contre le mur, glissant jusqu'à ce que le sol me rattrape. Assis là, je ferme les yeux pour tenter d'échapper aux images qui s'imposent, mais elles me happent, irrésistiblement.

Je suis de retour dans cette maison de campagne, celle où j'ai fêté mes huit ans. Le bruit des enfants qui jouent dehors me parvient, atténué par les murs épais, et je me revois foncer dans le couloir, excité à l'idée de retrouver mes amis pour terminer le match de foot. Ma chemise est maculée de boue et de taches d'herbe, et je sais que ma mère va râler si je reste dans cet état, alors je cours jusqu'à ma chambre pour me changer en vitesse.

Je fouille dans mon armoire, cherchant une tenue propre. C'est à cet instant que la porte se ferme brutalement derrière moi, me faisant sursauter. Je me retourne, curieux et un peu agacé, pensant que c'est l'un de mes amis venu me faire une farce. Mais ce n'est pas un de mes copains.

Elle est là. Nathalie, ma tante.

Elle est grande, bien plus grande que moi. Elle porte cette longue jupe bleu ciel qui flotte autour de ses jambes, assortie d'une chemise rose boutonnée jusqu'au col et de talons qui lui donnent encore plus d'allure. Son sourire est doux, presque complice, comme si elle venait de me surprendre en train de faire quelque chose de mal. Je ne comprends pas tout de suite, mais un malaise profond me gagne, lourd et pressant. Elle s'approche, accroupie face à moi, sa jupe effleurant le sol, et me demande d'un ton mielleux si je passe un bon anniversaire.

Je hoche la tête sans trop réfléchir, le cœur battant plus vite. Sa main se pose sur ma joue, douce et froide. Elle murmure que je deviens un grand garçon maintenant, qu'il est temps pour moi d'apprendre des choses importantes. Puis, comme si c'était une leçon anodine, elle ajoute qu'elle va me montrer ce que les « grands garçons » font pour se faire plaisir. J'ai envie de reculer, de fuir, mais mes jambes refusent de bouger. Mon esprit, lui, s'accroche encore à l'idée que c'est une blague, un jeu peut-être. Mais quelque chose en moi se crispe, effrayé.

Je sens à peine la main de Riley se poser sur mon épaule quand le souvenir éclate, me propulsant de retour au présent. Je rouvre les yeux, mais la panique a déjà pris le contrôle. Mon souffle se bloque, mes poumons brûlent, je suffoque.

Riley se penche devant moi, son regard attentif et inquiet accrochant le mien.

— Nathan, respire, murmure-t-elle doucement. Prends ton temps, je suis là.

Ses mots semblent venir de loin, comme à travers un brouillard. Je tremble, incapable de reprendre mon souffle, submergé par une terreur sans fond. Ses mains glissent dans les miennes, serrant fermement mes doigts pour me ramener ici, pour m'empêcher de sombrer dans l'abîme.

— Je suis là, répète-t-elle, sa voix douce, presque apaisante.

Peu à peu, l'air revient, lentement, douloureusement. Mon regard se fixe sur le visage de Riley, et je m'accroche à elle, à cette présence solide et chaude.

Riley s'agenouille face à moi, ses yeux ancrés dans les miens, débordant d'inquiétude et de douceur. Sans un mot, elle m'attire contre elle, ses bras m'entourant fermement, presque comme un bouclier contre tout ce qui remonte à la surface. Je laisse ma tête tomber sur son épaule, mon visage enfoui dans le creux de son cou, cherchant dans sa chaleur un refuge contre cette tempête perte à m'engloutir. Ses doigts glissent dans mes cheveux, caressant les mèches humides de sueur avec une tendresse infinie. Ses mains me rassurent, traçant des cercles apaisants sur ma nuque, et j'en viens presque à croire qu'elles peuvent effacer les traces du passé.

Elle murmure des mots à peine audibles, des sons doux et enveloppants qui percent le brouillard de peur dans lequel je suis pris au piège. Chaque mot semble se glisser directement dans ma poitrine, là où mon cœur cogne encore, désordonné.

— Écoute mon cœur, Nathan, murmure-t-elle d'une voix aussi calme que l'eau d'un lac. Juste ça, rien d'autre... Focalise-toi dessus. 

J'essaie de me concentrer, de caler ma respiration sur le rythme de ses mots, sur le battement régulier de son propre cœur que je devine tout proche, presque sous mes doigts. Petit à petit, mes muscles se détendent, mes poumons trouvent un semblant d'air, et je parviens enfin à reprendre le contrôle. Mon souffle s'apaise, rallonge, et la panique se résorbe, laissant derrière elle un vide douloureux mais supportable.

Riley se détache légèrement, ses mains encadrant mon visage, m'observant avec une attention grave et silencieuse, comme pour s'assurer que je vais bien. Elle s'assied ensuite à mes côtés sur le sol, sans lâcher ma main, son pouce traçant encore et encore de petites lignes rassurantes sur ma peau. Je laisse ma tête retomber contre le mur, les yeux rivés sur le ciel sombre au-dessus de nous, encore un peu tremblant, mais plus stable.

Je ne cherche pas à m'expliquer, mais les mots franchissent mes lèvres, plus un souffle qu'un murmure.

— C'était elle... celle qui était dans ma chambre ce jour-là...

Les mots flottent dans l'air, aussi légers qu'insupportables, et je m'entends à peine, mais je sais que Riley a entendu. Elle ne dit rien, mais je sens son corps se raidir légèrement à mes côtés. Mes yeux restent fixés sur le ciel au-dessus de nous, comme si détourner le regard pourrait me libérer de ce poids, mais ce n'est pas possible. Je ressens sa main dans la mienne, chaude et apaisante, son pouce qui continue de dessiner de petits cercles, lentement, comme pour m'empêcher de sombrer.

Je tourne la tête vers elle et je croise son regard. Son visage s'est décomposé, son expression marquée par une douleur muette, un mélange de tristesse et d'incompréhension. Ses yeux me disent qu'elle comprend la gravité de ce que je viens de confier, mais elle ne pose aucune question, ne formule aucun mot pour combler le silence. Elle reste simplement là, immobile, à me regarder.

On reste là, dans le silence paisible de la nuit, sans un mot, le temps suspendu autour de nous. J'ignore combien de temps s'écoule — vingt minutes, une heure, peut-être plus. Le froid, la maison et les souvenirs lointains disparaissent. Il n'y a plus que le poids réconfortant de sa main dans la mienne, et la certitude fugace que je ne suis pas seul.

Pour mes lecteurs, pensez à liker mes chapitres et/ou à me laisser un commentaire, c'est encourageant et ça donne moins l'impression d'écrire dans le vide. 💕

The Midnight GirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant