Une heure plus tard, Tom était chez lui, assis derrière son bureau, en train de travailler. Il avait toujours essayé de trouver l'endroit idéal pour se concentrer. Il avait donc installé un bureau dans un coin du salon, juste à côté de la fenêtre. En dépit des efforts considérables qu'il fournissait pour essayer de garder ce lieu propre et ordonné, une quantité invraisemblable de stylos et de feuilles de papier s'y amoncelaient continuellement. Il avait beau essayer de faire place nette au moins une fois par mois, il était toujours entouré d'un bazar oppressant. Tout ce qui l'entourait le rendait plus nerveux, des articles de magazines à lire, des idées dispersées sur des notes de papiers, du courrier administratif à traiter dans les plus brefs délais. Impossible de se concentrer.
Tom s'était juré de finir ce roman et ce soir était un moment fatidique, il approchait des deux cents pages et devait trouver l'inspiration et le désir nécessaire à poursuivre ce récit pendant encore plus de cent pages. Noircir les pages, faire se succéder des péripéties n'avait jamais été un problème pour lui, mais donner du sens à ce qu'il écrivait, trouver, à travers l'écriture, des solutions aux problèmes qu'il rencontrait dans sa propre vie, cela était autrement plus difficile. Tom écrivit, mais sa rencontre avec Claire l'avait ébranlé. Il avait changé depuis ce matin et désormais il se sentait étranger à ce qu'il écrivait. Il doutait. Il avait peur. Il était triste. Comment poursuivre ce récit plein d'espoir alors que lui-même se sentait complètement perdu ? Il cessa d'écrire, fit défiler le texte sous ces yeux et estima qu'il n'y avait rien à conserver là-dedans. L'écriture prenait toujours trop de temps chez lui. Au fil de l'écriture, il changeait, et ce nouveau lui n'adhérait plus aux idées de celui qui avait entamé le récit. Il connaissait ce sentiment par cœur. C'était la raison pour laquelle il ne finissait jamais ce qu'il entreprenait. Et c'était la raison pour laquelle il s'était juré de finir ce roman-là. Tenir bon, au moins une fois, jusqu'au bout. Mais trop tard, il ne voyait plus l'intérêt de continuer. Malgré la promesse faite à lui-même, il ne voyait pas d'autre option que d'abandonner encore une fois l'écriture de son roman et ne plus jamais y revenir. Écœuré, il éteignit son ordinateur, sortit de chez lui et marcha en direction du bar au bout de sa rue. Sa voisine, Sophie, semblait être déjà là depuis un petit moment.
— Oh, toi, tu as ta tête des grands jours, dit Sophie.
— Ça se voit tant que ça ? répondit Tom.
— Un peu oui. Qu'est-ce que tu prends ?
— Un verre de rouge.
— Patron, un verre de rouge pour mon ami. Je t'invite.
— Merci.
— Raconte-moi.
— Je crois que je n'ai pas très envie de parler.
— Tu n'en as peut-être pas envie, mais ça pourrait te faire du bien.
— Je ne sais pas.
— Moi je sais.
— OK. Mais c'est simplement ridicule... rien de grave... c'est juste que... c'est le bordel dans ma tête. J'étais en train d'écrire un bouquin, je trouvais ça bien, j'avançais vite et je m'étais promis d'en venir à bout. Je pensais vraiment que cette fois j'allais y arriver. Et puis... je te jure j'ai honte de ce que je raconte... en le formulant, ça semble tellement banal, tellement cliché, tellement minable.
— Raconte...
— J'ai croisé mon ex, Claire, ce matin dans la rue. Et ça y est je ne sais plus qui je suis ni ce que je veux ni ce que je vaux. Je trouve maintenant mon roman nul, ma vie nulle... Je trouve tout nul.
— Je comprends. Je ne peux rien dire pour te faire aller mieux. Mais une chose est sûre, des millions de personnes partagent avec toi ce mal-être.
La nuit de sa rupture restait pour Tom l'évènement le plus traumatisant de son existence. Il avait pourtant déjà connu les accidents de la route, les licenciements abusifs et les gardes à vue, mais cette nuit-là ne passait pas. Le moment où Claire lui avait annoncé qu'elle ne l'aimait plus avait créé une faille en lui dont il ne s'était toujours pas remis. Cette rupture avait fait ressurgir ses pires craintes, l'abandon, la solitude, le gâchis, la peur d'être insuffisant. À partir de ce moment il avait commencé à se détester lui-même, à remettre en cause qui il était. Il avait honte de ses actes, de ses pensées, de ce qu'il avait pu faire, de ce qu'il pourrait faire ou de ce qu'il n'avait pas fait. Depuis cette nuit-là, il avait cessé de comprendre comment la vie fonctionnait. Il avait commencé à tout remettre en cause et à tout faire de travers.
Tom offrit à son tour un verre à Sophie, puis elle lui offrit la tournée suivante, lui celle d'après, et ainsi de suite jusqu'à une heure avancée. À l'heure de la fermeture, il ne restait plus qu'eux dans le bar. Tom avait eu encore quelques heures pour exprimer son mal de vivre, ses actes manqués, ses regrets, ses aspirations déçues, il avait évoqué les années perdues, la frustration et son sentiment de solitude. Sophie l'avait écouté patiemment, elle avait parlé de ses propres problèmes, son divorce, ses enfants, la maladie, le deuil. Ils avaient tous les deux trouvé une forme de réconfort dans l'écoute des problèmes de l'autre, à défaut de trouver des solutions, ils s'étaient à tout le moins sentis compris. Ils se dirent au revoir. Tom regagna son appartement. Il avait oublié ses clefs et se retrouva bloqué à l'extérieur. Il décida d'enfoncer la porte à coups de pied. Dans un fracas énorme, il entra chez lui. Il laissa la porte entrouverte, alla dans sa chambre et s'endormit tout habillé.
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L'invention
Mystery / ThrillerTom Epstein est journaliste. Un jour son patron l'envoie réaliser une interview du milliardaire Christian Park. Ce dernier lui fait essayer sa nouvelle invention révolutionnaire : un casque censé lutter contre la dépression. Mais à partir de là les...