Chapitre 24

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Une fois l'article terminé, Tom laissa passer une nuit et reprit le texte avec les idées claires, il fit quelques corrections, puis le soumit à Hervé. Le patron du journal, qui jusqu'à présent s'était réservé le droit de publier ou non l'article, comprit immédiatement qu'il tenait là une bombe médiatique. Après s'être assuré auprès de Tom que tout ce que contenait l'article était véridique et vérifiable, après avoir mesuré les risques qu'ils encouraient, et les soutiens éventuels qu'ils pourraient obtenir en cas de tempête, il prit la décision de publier l'article le lendemain même. Le papier connut un retentissement qui dépassa de loin ce que Tom et Hervé avaient imaginé, la presse généraliste s'empara du sujet avec passion, les demandes d'interviews se multiplièrent et les réseaux sociaux virèrent au rouge. L'indépendant tenait là son premier vrai coup depuis des années, peut-être le plus important depuis sa création, les ventes explosèrent, Hervé jubilait et Tom commençait à paniquer.

Hervé reçut un long mail de Christian Park dans lequel il parlait de trahison professionnelle autant que personnelle, le milliardaire réfutait avec véhémence le contenu de l'article, réclamait à L'Indépendant de fournir des preuves de ce qui avait été avancé, à défaut de quoi il entreprendrait des démarches juridiques. À la fin du mail il réclamait également au journal de publier un démenti et allait jusqu'à encourager Hervé à renvoyer Tom Epstein de la rédaction. Hervé, qui s'était attendu à cette réaction violente, lui renvoya un court mail dans lequel il lui rappela les fondements de l'indépendance de la presse et l'assura de la déontologie irréprochable de Tom. Il déclina toutes les demandes de Christian Park et le menaça, quant à lui, de publier cet échange de mail, en assurant au puissant entrepreneur que son image n'en sortirait pas grandie et que son comportement était la meilleure preuve de sa culpabilité. Quelques heures plus tard, Christian Park en personne sonnait chez Tom.

— Pourquoi avez-vous écrit cela ? demanda Christian Park.

— Parce que c'est mon métier, répondit Tom.

— Vous me semblez pourtant bien en forme pour quelqu'un qui a frôlé la mort.

— Vous pouvez en dire autant de ceux qui sont passés à côté d'une thrombose.

— Vous n'avez aucune preuve de ce que vous avancez.

— Si. Pour commencer j'ai un enregistrement de vous en train de vanter l'efficacité de Prototype F pour jouer sur l'humeur des gens, ensuite j'ai toujours l'objet en ma possession, qui ne demande qu'à être analysé par la police, et enfin j'ai une feuille de l'hôpital prouvant mon hospitalisation.

— Qu'est-ce que vous essayez de faire espèce de connard ? Vous voulez quoi ? De l'argent ? De la reconnaissance ?

— Je n'ai rien fait d'autre que ce que Hervé et vous-mêmes m'aviez demandé de faire, un compte-rendu de votre nouveau produit. Vous pourrez dire au service après-vente que je n'ai pas été pleinement satisfait.

— Écrivez un nouvel article pour démentir tout ce que vous avez écrit.

— Vous n'êtes pas mon employeur.

— OK, tu veux jouer au plus malin avec moi. T'es au courant qu'il me suffirait de lever le petit doigt pour ruiner ta petite vie de merde.

— Est-ce que c'est une menace, ou est-ce que vous essayez simplement de me donner la matière pour mon prochain article ?

— Je vais te faire un procès pour diffamation qui te laissera sur la paille. Dans un an, ta réputation sera tellement pourrie que tu ne pourras plus jamais écrire pour aucun journal.

— Merci de vous donner tant de peine, mais ça ne sera pas nécessaire, je réfléchis justement à une reconversion. Au revoir monsieur.

Christian Park ne comprenait pas comment un si petit journaliste d'un si petit journal osait lui tenir tête alors que la plupart des grands dirigeants des grandes entreprises n'auraient jamais envisagé d'en faire autant. Il comprit que ce qui rendait Tom si fort c'était qu'il n'avait rien à perdre, il n'était pas célèbre, n'avait pas de réputation à préserver, il devait avoir un salaire médiocre et à en juger par son appartement, dont il n'était sans doute pas propriétaire, il ne possédait rien qui mériterait d'être sauvé. Christian Park savait que tout ce qui était écrit dans l'article de Tom était vrai, c'était un miracle qu'il soit en vie, il était d'ailleurs le premier à avoir survécu à son invention, et de ce point de vue c'était un succès, mais non seulement cet homme n'était pas mort, mais en plus il était journaliste, cette erreur n'aurait jamais dû avoir lieu et Christian Park était maintenant déterminé à faire disparaître le petit journaliste.

Après avoir refermé la porte, Tom ne bougea pas et écouta les pas de Christian Park s'éloigner dans le couloir, puis il respira profondément, se laissa tomber au sol et prit sa tête entre ses mains. Il avait envie de hurler, mais n'en avait pas la force. Il resta ainsi un moment, silencieux et immobile, puis se releva, prit un verre et ouvrit une bouteille de vin rouge, il aurait aimé trouver un autre moyen de faire taire sa peur, il savait que l'alcool le rendrait encore plus paranoïaque, mais il ne parvint pas à s'en empêcher. Si seulement il avait la force d'aller au bar en bas de chez lui, il y verrait peut-être Sophie et se sentirait moins seul, mais non, ce soir, il boirait misérablement, terrorisé par les menaces de Christian Park et hanté par son dégoût de lui-même. Arrivé au milieu de la bouteille, il était déjà soûl et écœuré, il but encore l'autre moitié, puis s'endormit triste et nauséeux.

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