Chapitre 38

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Après le réapprovisionnement, la folie BeCalm monta d'un cran. Tout le monde voulait l'essayer, ceux qui souffraient de dépression, pour se soigner, et ceux qui n'en souffraient pas, à titre préventif. Chacun souhaitait se faire sa propre idée de ce gadget à la mode. Qu'est-ce que cela faisait de porter ce petit casque semblable à un serre-tête ? Un homme d'affaires pouvait-il se présenter au bureau avec son BeCalm ? Fallait-il l'ôter lorsqu'on allait au restaurant ? La réponse à toutes ces questions était simple, globalement il était acceptable de le porter partout, tout le temps, et avec n'importe qui. Au bout de trois semaines, il était devenu tellement populaire que plus personne ne songeait à le cacher.

Installé à son bureau Christian Park fixait l'écran de son ordinateur. Il fit défiler des tableaux, des courbes et des graphiques. S'agissait-il des chiffres de vente de son invention, ou bien d'un rapport marketing ? Non, c'était quelque chose de bien plus pervers qu'il contemplait là, car ces millions de données récoltées par son invention lui donnaient un accès libre à l'esprit des gens. Il pouvait observer en temps réel leur activité cérébrale lorsqu'ils faisaient une promenade, lorsqu'ils lisaient, passaient du temps avec leurs amis ou faisaient les courses, et ces données permettaient à Christian Park de littéralement lire dans l'esprit de ces clients. Quiconque achetait le casque renonçait en même temps à sa vie privée. Mais son invention allait plus loin, en envoyant la bonne impulsion électrique dans la bonne zone du cerveau, il pouvait pratiquement faire faire tout ce qu'il voulait à ses clients, il pouvait par exemple forcer une femme à avoir du désir pour lui, pousser un investisseur à lui confier tout son argent, ou rendre un adversaire incapable de sortir de chez lui. Il n'y avait plus aucune limite à son pouvoir. Christian quitta son bureau et se rendit dans le laboratoire-prison de Bernard.

— Tout fonctionne parfaitement, dit Christian.

— Je sais, répondit Bernard.

— Ce n'était pas gagné d'avance.

— Oui, mais moi je savais que j'y arriverais. Le système que j'ai mis au point est parfait.

— J'avais peur que vous essayiez de le saboter.

— J'y ai pensé, mais c'était plus important pour moi de créer l'invention la plus sophistiquée de l'histoire de l'humanité que de lutter vainement contre vous.

— Je vous félicite, vous êtes un esprit brillant.

— Je sais.

— L'ennui...

— L'ennui c'est que personne n'en saura jamais rien parce que vous allez vous approprier tout le mérite de cette invention.

— En effet, et par ailleurs...

— Et par ailleurs, vous allez devoir me tuer, maintenant que je ne vous sers plus à rien.

— Exactement, répondit Christian en sortant un revolver de sa poche.

— Non. Pas comme ça, dit Bernard en prenant un casque BeCalm et en le plaçant sur sa tête. S'il vous plaît... Je le mérite.

— Vous avez raison. Adieu Bernard.

— Adieu.

Assis sur son fauteuil de bureau, le casque posé sur sa tête, Bernard regarda Christian Park dans les yeux, puis respira profondément. Cela faisait des semaines qu'il se savait condamné et maintenant il était près. Il avait accompli l'œuvre de sa vie, et il n'avait ni famille ni amis qui pleureraient sa perte. Son existence tout entière avait été tournée vers un objectif aujourd'hui atteint, il savait qu'il ne ressentirait plus jamais l'excitation de la création ni la joie dans l'adversité, la suite ne serait que redite et ennui, mieux valait-il mourir sous l'emprise de son chef d'œuvre. Christian Park sortit son téléphone et se connecta à l'écran de contrôle BeCalm, puis il prit le contrôle du casque de Bernard, il poussa d'abord le curseur permettant de sécréter de l'endorphine, instantanément un sourire s'afficha sur le visage du condamné, puis il envoya un signal qui mit fin à toute activité cérébrale. C'en était fini de Bernard Allié.

C'est la première fois que je tue un homme, pensa Christian Park. Par le passé, il avait déjà laissé des morts derrière lui, mais il s'était toujours gardé de les exécuter lui-même. Aujourd'hui c'était différent, il avait ôté la vie à un homme, il l'avait fait consciemment, pas à pas, mesurant la portée de son acte, ce n'était ni un accident ni un accès de colère, non, il avait agi de sang-froid, il avait tué pour se protéger, pour chasser un problème de sa tête, mais il avait désormais autre chose à porter, le poids insurmontable de la culpabilité, et à cause de cet acte, sa vie venait de basculer, il avait perdu son humanité, il n'était plus rien qu'un tyran, un assassin, un fantôme.

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