Chapitre 11

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Ce soir-là, plutôt que de rentrer chez lui, Tom décida de passer chez Jean. Son ami lui ouvrit la porte. Il était grand et très brun. Comme beaucoup de personnes mesurant sa taille, il avait pris l'habitude à l'adolescence de se tenir légèrement voûté. Ses cheveux, sa barbe, les poils sur son torse et ses avant-bras étaient noirs et épais. Depuis quelques années, il commençait à perdre ses cheveux. Sa tenue était classique et invariablement la même : un jean et un pull sombre. Il avait de larges sourcils, des cernes sous les yeux, les dents légèrement écartées, il portait une barbe de trois jours sur ses joues minces, ses bras, ses jambes et ses doigts étaient longs et fins. Son allure générale tenait de la mante religieuse.

— Salut, dit Jean en ouvrant la porte. On parle tout de suite de ton comportement de l'autre soir, ou on attend de s'être envoyé deux bières pour s'y mettre.

— Oui, je sais que j'ai abusé... Mais j'en ai marre d'entendre Arthur se plaindre tout le temps.

— Tu n'es pas non plus l'homme le plus positif du monde...

— Peut-être pas le plus positif, mais je suis en tout cas plus supportable que lui.

— Je te l'accorde. Arthur est super lourd, mais c'est notre pote, on devrait au moins faire semblant de l'écouter.

— Je l'appellerai pour m'excuser, dit Tom en retirant son manteau et en ôtant son bonnet.

— Oh putain la vache tu portes un serre-tête !

— Mais non, t'es con. C'est une expérience.

— Oui, l'expérience de la honte et tu viens de gagner la compète.

— Attends un peu de savoir ce que c'est et surtout qui me l'a installé en personne...

— Emmett Brown ?

— Non... Christian Park.

— T'es pas sérieux ?

— Je t'assure.

— Ok je retire ce que je viens de dire, ce serre-tête te va à ravir. Mais ça sert à quoi ?

— À réguler les émotions... Autrement dit à lutter contre la dépression. Le système envoie des ondes qui inhibent heu... la transmission des émotions dans le cerveau et, heu...

— Bon, OK t'as rien compris, mais est-ce que ça marche vraiment ce truc?

— Je ne sais pas. Je dois faire le test jusqu'à demain, mais pour le moment...

À ce moment précis une douleur fulgurante traversa sa tête. Il eut l'impression qu'une aiguille venait de lui transpercer le cerveau. Il s'écroula au sol, les yeux exorbités. Jean se précipita sur lui et arracha l'objet métallique posé sur sa tête. Il le regarda dans les yeux et lui demanda ce qu'il lui arrivait, mais Tom était incapable de répondre. Son esprit n'appartenait plus à son corps. Il était encore conscient, mais il se sentait loin de son enveloppe charnelle. Jean le secouait en lui parlant, mais Tom ne ressentait rien d'autre qu'un lointain mouvement. Soudain, il inspira bruyamment et alors que ses poumons se remplirent d'air, sa conscience explosa en mille fragments. À cet instant, Tom ressentit toutes les émotions éprouvées au cours de sa vie. Son cœur gonfla, ses yeux se révulsèrent et il eut l'impression de plonger à l'intérieur de son propre corps.

Que m'arrive-t-il ? pensa-t-il. Tom était étonnamment calme, étendu sur le sol, voyant Paul apeuré en train d'appeler les urgences, il ne ressentait ni douleur ni peur, il était à la fois présent, conscient de tout ce qui se passait autour de lui, les allées et venues de Jean, la température, les odeurs, la musique diffusée à la radio, et en même temps il voyageait dans ses souvenirs, sa relation avec Claire, son premier emploi, ses amis du collège, il se voyait en train d'apprendre à lire, d'apprendre à parler, apprendre à marcher, il remonta jusqu'aux premiers mois de sa vie, aux premières semaines, aux premiers jours, jusqu'à sa naissance dans une grande pièce sombre et froide. Il vit sa mère pour la première fois, immobile, pleine de sueur glacée sur sa peau, il vit Sarah, sa mère adoptive, qui était là aussi. Il pouvait voir le passé et le présent, imaginer l'avenir, rien n'arrêtait son esprit, il se sentait capable d'accepter tous ses traumatismes, de trouver des solutions à tous ses problèmes. Il se sentait invincible. Il essaya de se projeter dans le futur et vit qu'il aurait un grand rôle à jouer. Il se fit alors la promesse de se souvenir de ce qu'il était en train de vivre actuellement et de consacrer le reste de sa vie à aider l'humanité.

D'où vient l'altruisme ? D'où vient qu'un homme se dise cette misère-là que j'aperçois, je vais la prendre sur moi. Cette femme qui souffre et que je ne connais pas, je vais l'aider. Nous qui sommes si avares de notre temps, il nous est tous arrivé d'aider un inconnu parce que ce jour-là on a estimé que c'était la meilleure chose à faire. Pourquoi Tom voyageant dans sa conscience, prenant conscience du miracle de ressentir, d'agir et d'interagir avec les autres, remontant le temps, entr'apercevant le futur, pourquoi vivant tout cela se disait-il, j'ai mon rôle à jouer dans la vie des autres, je peux leur apporter espoir et joie ? Il aurait pu penser, je vais faire fortune, je vais découvrir l'amour, ou je vais assouvir mon ambition artistique, mais non, en devenant plus qu'humain, sa première pensée fut : comment vais-je maintenant aider mes prochains ?

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