Chapitre 49

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Les semaines passèrent et le procès de Christian Park fit la Une des journaux. Les experts, qu'ils soient journalistes économiques, psychiatres, juristes ou sociologues donnaient leur avis sur l'affaire, commentaient les évènements, il y avait débat, on reprocha aux hautes instances de ne pas avoir su prévenir le danger, des affaires de corruptions éclaboussèrent l'État, au sein de la police on parla de campagnes d'intimidations et de pots de vin, le pays tout entier ne pensait plus qu'à cela, ne parlait plus que de cela, ceux qui avaient acheté un casque BeCalm se sentaient trahis et se demandaient où se trouvaient aujourd'hui les informations récoltées sur leur compte, quant à ceux qui n'en avait pas acheté ils en éprouvaient une certaine forme de fierté. La vidéo de la mort des différents cobayes fut diffusée, et sa version censurée par de gros pixels devint virale sur Internet. Tom fut interrogé sur sa version des faits, le procès promettait d'être long et il serait amené à se replonger longtemps dans cette période trouble.

Tom se souvint de ses années passées en fac de philo. À l'époque, il projetait déjà d'écrire un roman total qui toucherait l'âme et l'esprit de tous les lecteurs. En sortant de cours, il en parlait souvent avec Jean. Combien de pages devait faire le roman parfait ? Quel niveau de langue utilisé pour qu'il soit accessible à tous ? Quels sujets abordés ? Il avait accumulé des milliers de notes sur la vérité, la causalité, la matière et l'esprit, la conscience, l'être, l'action, la douleur, la société et le devoir, toutes ces notions qui concernaient chaque être humain, chaque jour, qu'il soit riche ou pauvre, cultivé ou non. Et vingt ans plus tard, il sentait que le moment était venu de se mettre au travail.

— Je sens que le moment est venu pour moi d'écrire ce roman, dit Tom à Hervé.

— Quoi ? Tu démissionnes ?

— Non, pas vraiment, mais je me demandais si je ne pouvais pas prendre une année sabbatique, le temps d'écrire le livre, de faire un four, et puis de revenir humilié travailler ici...

— Et tu ne peux pas écrire ton livre le soir ou le week-end ?

— Non, j'ai besoin de temps, de concentration et d'énergie. Je comprendrais que tu refuses, ou que tu ne veuilles pas me reprendre ensuite. Mais quel que soit le prix à payer, il faut que j'écrive ce roman tout de suite.

— Allons, Tom, tu te rends compte de ce que tu dis ? Évidemment que tu peux la prendre ton année sabbatique. Et je continuerai à te verser ton salaire pendant tout ce temps. Tu m'as sauvé la vie après tout. Et puis grâce à toi, les ventes de L'indépendant ont une nouvelle fois explosé.

— Merci Hervé, tu n'as pas idée de ce que cela représente pour moi.

— Allez, va-t'en et écris-le ton chef-d'œuvre.

Dans un regain d'énergie phénoménal, Tom parvint à écrire dix pages par jour pendant six mois. Le livre qu'il avait porté en lui pendant plus de vingt ans sans jamais parvenir à lui donner forme se montra soudain docile et la structure, les idées, les concepts et les personnages s'offrirent à lui dans une parfaite fluidité, Tom enchaînait les chapitres, les situations et les commentaires, s'attardant sur la psychologie de tel personnage ou sur la signification de tel concept, illustrant tel archétype ou s'arrêtant sur tel phénomène, le livre embrassait tout, la sociologie, l'anthropologie, l'éthique, l'Histoire et les religions. Dans le but de s'adresser à la plus large audience, et parce que la fiction donne corps aux abstractions, il avait décidé d'écrire un roman et non un essai. La première version du livre faisait plus de 1 800 pages et il le retravailla jusqu'à descendre à 1 200. Chaque page du roman, chaque paragraphe, recelait plus de vérité que dans l'œuvre entière de certains auteurs, dans une langue belle, pure, poétique et accessible, l'attention était sans cesse relancée, Tom avait puisé dans son expérience personnelle pour y puiser ce qu'il y avait de plus universel, de sa prise d'Ayahuasca, aux révélations sur ses parents biologiques, il avait sublimé tout ce qui lui été arrivé dans sa vie pour en tirer la matière de son livre. Ce qu'il avait compris de l'existence c'est que nous sommes liés aux autres, ce qui nous fait souffrir c'est l'absence ou la destruction des liens qui nous unissent, il n'y a pas de bonheur possible sans partage, sans altruisme ni sans complicité, et il n'y a pas de plus grande félicité que d'entrer en résonnance avec quelqu'un d'autre. Plusieurs maisons d'édition montrèrent leur intérêt pour son roman, et quelques mois plus tard le livre sortait en librairie. Tom avait décidé d'utiliser un pseudonyme, car il ne souhaitait pas attirer l'attention sur lui. Le livre fut un triomphe, il s'en vendit plus d'un million d'exemplaires dès la première année et le bouche-à-oreille n'en finissait plus d'enfler, mais ce qui lui fit le plus plaisir, c'est que le livre semblait soulager les gens, il réussissait là où BeCalm avait échoué, par le simple pouvoir des mots, sans manipulation de quelque sorte, ceux qui le lisaient parvenaient à voir plus clair dans leur vie, à panser certaines plaies, à percevoir l'existence de manière moins cruelle. Tom était parvenu à respecter la promesse qu'il s'était faite : aider les autres.

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