Depuis sa dispute avec Jean, Tom était au plus bas. Pire que la tristesse, il y a l'absence d'énergie, cette sensation de ne pouvoir rien faire, de ne vouloir rien faire, la disparition de l'élan vital. Sa vie n'avait jamais été bien ordonnée, mais c'était la première fois que la perte de contrôle était aussi totale. Il n'était maintenant animé que par une seule émotion, la colère. Il était en colère contre ceux qui l'avaient blessé et contre ceux qui se blessaient eux-mêmes, il était en colère contre lui et en colère contre tous les gens qui ne parvenaient pas à l'aider. Son sentiment d'impuissance était total, il avait l'impression d'être entravé, de subir le monde. Il ne sortait plus, ne parlait plus, ne travaillait plus, il était comme prisonnier des limbes.
Le téléphone sonna. Le premier réflexe de Tom fut de ne pas répondre, mais il lut sur l'écran que c'était son père, et comme c'était la troisième fois qu'il ne répondait pas à ses appels il se résigna à décrocher. Pascal s'était enfin décidé à transformer son garage en atelier de menuiserie, il demanda à Tom s'il pouvait venir l'aider à faire du tri, récupérer les objets auxquels il tenait, jeter ceux dont personne ne voulait, et l'aider à déplacer des meubles jusqu'au grenier. Tom accepta plus par devoir que par envie et une heure plus tard il était dans le garage avec son père, tandis que sa mère adoptive, Sarah, leur tenait compagnie, assise sur une chaise.
— Tu n'as sans doute aucune envie d'en parler, mais dis-nous ce qui ne va pas, dit son père.
— Oh non, je n'ai effectivement pas envie d'en parler, répondit Tom.
— Mais pourquoi ?
— Parce que ça ne sert à rien. Parce qu'il y a trop de choses à dire et pas assez de réponses. Je n'ai pas un seul problème à régler, c'est ma vie entière qu'il faut que je redéfinisse.
— Tu exagères. Ta vie n'est pas si désolante.
— C'est un point de vue.
— Non, c'est la réalité. Pour commencer, tu nous as nous, maman et moi, tu as aussi tes amis, Jean et Suzanne, et Claire aussi, et puis il y a ton métier, ton Press Challenge, ta culture, ton humour, ton intelligence... Est-ce que tu te rends compte de tout ça ?
— Oui. Mais ça me paraît dispensable.
— Tu sais, une vie simple ça n'existe pas. S'il y a des gens qui te semblent épargner par les tourments, cela signifie juste que tu ne les connais pas assez bien, et si eux-mêmes n'ont pas conscience d'en avoir c'est qu'ils les refoulent, mais leurs parts sombres sont bien là, et elles leur sauteront au visage le jour où ils s'y attendront le moins. C'est difficile pour tout le monde de vivre parce qu'il y a tout à l'intérieur de chacun de nous, les choses le plus belles, comme les choses les plus sombres, il y a de la violence en chacun de nous, même chez les gens qui t'apparaissent comme les plus immaculés, même chez ceux qui ont l'air si serein, si bien pensant, crois-moi, c'est Guerre et Paix à l'intérieur de chaque conscience. Il y a ceux qui sont dominés par ces parts sombres, ceux qui les refoulent au plus profond d'eux même et ceux qui arrivent à les dompter. Il faut que tu apprennes à les dompter. Tu devrais savoir ça, toi qui écris des romans, n'as tu jamais remarqué avec quelle facilité on se met dans la peau d'un salaud, d'un menteur, d'un menteur ou d'un criminel. Tout est là, ici, replié en nous-même. Apprends à vivre avec.
— Merde papa, mais d'où tu sors tout ça ? Tu es intelligent en fait ?
— Non, je suis vieux, simplement.
Sarah, qui écoutait la conversation, ne pouvait s'empêcher de penser à Mathilda, la mère biologique de Tom. Ces deux-là se ressemblaient tellement. Les interrogations du fils étaient celles de la mère. Et puis elle nota quelque chose de surprenant, alors que Mathilda était morte en couche, Sarah reconnaissait pourtant chez Tom des gestes, des attitudes, ou des expressions du visage qui étaient ceux de sa mère biologique. Comment cela était-il possible ? Puisque ce n'était pas du mimétisme, était-ce inscrit dans les gènes ? Existe-t-il un gène qui pousse les gens à se pincer les lèvres quand ils ont honte, un gène responsable du mouvement de leurs bras quand ils parlent, ou un gène qui influe sur les inflexions de leur voix ? À ce moment-là, Sarah aurait souhaité que Mathilda soit encore en vie et qu'elle puisse voir son fils, voir comme il était beau, dans ses doutes, dans sa souffrance, et dans sa quête de vérité.
Après avoir fini d'aider son père, Tom chargea des cartons dans son coffre et se mit en route en direction de chez lui. Alors que la voiture s'éloignait, il fit un dernier au revoir de la main à ses parents, et regarda leur maison s'éloigner dans le rétroviseur. La lumière déclinait, la rue était déserte et le sol recouvert de feuilles mortes. Il passa devant la maison de Claire, il aurait souhaité que cela ne lui fasse rien, ne pas avoir à fixer cette maison à la recherche d'une silhouette, mais impossible, à chaque fois qu'il était là c'était comme si une seringue se plantait dans son cœur et qu'il avait de l'ammoniaque dans la gorge. Pourquoi cette plaie ne se refermait-elle pas ? Que devait-il faire pour se sentir libre à nouveau ? Ce quartier représentait-il toujours pour lui un paradis perdu ? N'avait-il donc rien vécu depuis ?

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L'invention
Mystery / ThrillerTom Epstein est journaliste. Un jour son patron l'envoie réaliser une interview du milliardaire Christian Park. Ce dernier lui fait essayer sa nouvelle invention révolutionnaire : un casque censé lutter contre la dépression. Mais à partir de là les...