L'invention

Chapitre 19

Chaque être humain éprouve à un moment de son existence le désir d'en savoir plus sur ces parents. Empêtrés dans les problèmes de notre vie, nous entamons un voyage vers nos origines comme pour remonter à la source de nos problèmes. Mais plutôt que de nous aider à y voir plus clair, cette démarche rend l'équation encore plus compliquée. Nous nous interrogeons sur notre déterminisme génétique ou social. Agissons-nous en opposition ou en filiation avec notre famille ? Nous cherchons une logique là où il n'y a que du hasard. Nous cherchons des réponses là où il n'y a que des questions.

Dans un coin de la photo qui montrait la boutique des Biscuits Legrand, à gauche de la vitrine il y avait une plaque qui indiquait le nom de la rue, rue des Apôtres, ainsi que le numéro, le 134. Le lendemain, Tom se rendit à cette adresse pendant sa pause du midi, pour ne pas perdre de temps, il décida d'éviter les transports en commun, l'adresse se trouvait à une quinzaine de minutes de son bureau en voiture, il fit donc venir un taxi et mangea un sandwich pendant le trajet, lorsqu'il arriva au 134, rue des Apôtres, il ne fut pas surpris de constater que l'endroit avait changé, c'était maintenant un petit café branché où des étudiants et des free-lance travaillaient, le visage cachés derrière les écrans de leurs ordinateurs portables.

Lorsqu'il entra, il sentit la bonne odeur du café moulu, même si on y vendait plus de biscuits, l'endroit ne semblait pas avoir beaucoup changé depuis l'époque de la photo en noir et blanc, il y avait des poutres en bois, les tables et les chaises étaient en bois et le sol en bois également, les couleurs étaient pastels, les murs pervenche, la vaisselle pêche et les coussins anis, des viennoiseries étaient disposées sous cloche à côté d'une imposante machine à café, à l'intérieur d'une bibliothèque murale s'alignaient des livres de poche d'occasion, Tom n'aurait pu dire s'il s'agissait d'un bureau un peu bruyant ou d'un café plutôt calme. Le patron, qui avait une trentaine d'années, le salua.

— Salut, qu'est-ce que je te sers ? demanda-t-il.

— Heu, est-ce que vous avez un café... heu... normal ? répondit Tom.

— Ça dépend ce que tu appelles normal ? Un latte ? Un americano ? Un macchiato ? Un mocha ?

— Eh bien non. Juste un expresso.

— Je te fais ça tout de suite, tu peux aller t'asseoir.

— Merci, mais je préfère le boire au comptoir comme un cow-boy.

— C'est toi qui voit.

— J'avais une question à vous poser.

— Oui.

— Voilà, je fais des recherches pour... pour un article, et heu... Il n'y avait pas un magasin de biscuits ici avant ?

— Des biscuits ? Non. Moi, quand moi je suis arrivé, c'était une boutique qui vendait des objets de décoration.

— Ah... Et avant ça, vous ne savez pas ?

— Avant, bah non. Voilà ton café. Non, avant je ne sais pas...

— Merci. Et c'est vous le propriétaire des murs ?

— Non, pas du tout. Je loue ici, peut-être que mon proprio pourra te renseigner. Mais tu ne cherches pas à acheter, hein ? J'ai besoin de cet endroit pour vivre.

— Non, ne vous en faites pas. Je fais simplement un article sur les anciens commerces et on m'a dit qu'il y avait une biscuiterie ici autrefois. Les Biscuits Legrand.

— Alors dans ce cas je crois que tu es chanceux parce que mon proprio s'appelle Charles Legrand. C'est peut-être quelqu'un de la famille. Attends, je te donne son numéro de téléphone.

Le patron du café sortit son téléphone de sa poche, chercha dans son répertoire, puis donna le numéro à Tom. Pourquoi est-ce que je fais tout cela ? pensa Tom. Pourquoi entamer ce jeu de piste ? Il avait vécu quarante ans sans se préoccuper de savoir qui étaient ses parents biologiques et voilà que soudain cette question commençait à l'obséder. Qu'espérait-il trouver ? Et en quoi cela lui permettrait-il d'aider les autres ? Était-il en train de s'éparpiller ? Il semblait à Tom que sa vie entière n'était qu'un long processus de dispersement. Il était un univers en expansion. Chez lui, un besoin donnait naissance à un autre besoin, qui donnait naissance à un autre besoin, et il passait de l'un à l'autre, à l'infini, en s'éloignant toujours plus de son point de départ. Pour aider les autres, il avait d'abord fallu qu'il prenne de l'Ayahuasca et maintenant qu'il retrouve la trace de ses parents... Où tout cela le mènerait-il ? Pourtant le Dr Moreau l'avait encouragé dans cette quête, selon elle, il y avait une logique inconsciente derrière tout cela.