Chapitre 22

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Durant les six semaines suivantes, Tom travailla avec passion à L'Indépendant. Il n'avait pas connu une telle grâce depuis sa première année au journal, cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas senti porté ainsi. Une cérémonie fut organisée pour lui remettre son prix, ses amis Suzanne et Jean étaient venus l'applaudir, ensuite ils étaient allés fêter cela dans le bar en bas de chez lui, où sa voisine Sophie l'avait à son tour félicité. Il posa le trophée sur son bureau, ce qui suscita admiration et jalousie, les derniers articles qu'il écrivit lui apportèrent satisfaction, ce qui était rarissime chez lui, et il se disait qu'à quarante ans sa vie allait peut-être enfin commencer. En parallèle de cela, deux fois par semaine il appelait Charles Legrand à son domicile, dans l'attente que le vieil homme revienne de sa cure thermale. Au bout de la septième semaine, il parvint enfin à l'avoir au téléphone et ils convinrent d'un nouveau rendez-vous.

Une fois de plus, le rendez-vous eut lieu dans la propriété du vieil homme, un samedi à 15h, mais cette fois Tom prit ses dispositions pour ne pas être en retard et partit deux heures en avance, il attendit dans un café à quelques mètres de la propriété et pour patienter il lut le journal. À 15h, il se leva, alla payer au comptoir, traversa la rue, et sonna à la porte d'entrée, une voix dans l'interphone se fit entendre, la porte s'ouvrit automatiquement, il se retrouva dans un grand salon lumineux, une voix à l'étage l'invita à emprunter l'escalier, il monta et vit Charles Legrand enfoncé dans son fauteuil, il devait avoir dans les quatre-vingt-dix ans, il salua Tom et lui proposa de s'asseoir sur une chaise à côté de lui.

— Alors, quelle affaire vous amène ? demanda Charles Legrand. Veuillez m'excuser de vous avoir fait vous déplacer, mais je n'entends rien au téléphone. J'ai cru comprendre que vous vouliez me poser des questions sur ma boutique de la rue des Apôtres, c'est bien cela ?

— Oui, répondit Tom. Enfin, c'est une histoire un peu particulière et je ne sais pas si vous pourrez m'aider, mais je voulais tenter le coup.

— Je vous écoute.

— Tout d'abord, je dois vous avouer que ce n'est pas de votre boutique dont je veux parler, mais plutôt des gens qui y travaillaient il y a plus de quarante ans.

— Oh, intéressant... Ne vous en faites pas, malgré les apparences, j'ai une très bonne mémoire.

— Est-ce que vous vous souvenez de cette photo ? dit Tom en tendant une version imprimée de la photo en noir et blanc qu'il avait trouvée sur Internet.

— Oui, évidemment, c'est moi, ici, au milieu, et puis tout autour ce sont mes employés.

— Est-ce que vous vous souvenez d'eux ?

— Pour la plupart oui.

— Et cet homme par exemple...

— Oui... je m'en souviens... Maintenant que je vous ai sous les yeux, je crois deviner que cette personne est de votre famille, n'est-ce pas ?

— C'est bien possible. En fait, je suis orphelin. Ma mère est morte à ma naissance, j'ai été élevé par une amie de ma mère, et personne ne sait qui était mon père.

— Dans ce cas, vous avez bien fait de venir, je vais sans doute pouvoir vous aider... Comment s'appelait votre mère ?

— Mathilda Epstein.

— Et vous ne savez rien de vos parents ?

— Rien. Sinon que ma mère vendait des fleurs à l'époque où elle est tombée enceinte de moi.

— L'homme sur la photo qui vous ressemble s'appelait Antoine Marconi. Il a travaillé pour moi pendant environ dix ans. Mathilda, votre maman, que l'on voit ici sur la photo, n'a travaillé dans la boutique que deux ans, je dirais. Ils n'ont jamais affiché leur relation en face de moi, mais je savais par les autres employés qu'il se passait quelque chose entre ces deux-là. Je n'ai que très peu de détails à vous donner et je crains qu'ils ne soient éprouvants à écouter pour vous. Je pense qu'Antoine maltraitait votre mère, c'est en tout cas le bruit qui courrait parmi les employés. Lorsqu'elle a démissionné subitement, j'ai supposé qu'elle cherchait à s'éloigner de lui. Si j'avais vu des marques sur le visage de votre mère, j'aurais probablement appelé la police, mais cela n'a jamais été le cas. Quelques mois après son départ, Antoine a lui aussi disparu du jour au lendemain en emportant la caisse avec lui. Là encore, je n'ai pas prévenu la police, j'ai supposé qu'il était parti vivre loin d'ici, la somme n'était pas si grosse, ce n'était pas la première fois que cela m'arrivait et j'avais d'autres chats à fouetter. Quelques années plus tard, j'ai croisé votre mère par hasard dans la rue, elle vendait des fleurs, elle ne m'a pas vu. La suite, je ne la connais pas... Voilà tout ce que je peux vous raconter, la suite je ne peux que l'imaginer.

En contant le récit d'Antoine et Mathilda, Charles Legrand éprouvait de la peine pour l'homme qui se trouvait en face de lui. Les circonstances de la naissance de cet enfant devaient être bien tristes, se disait-il. Mathilda essayait de fuir Antoine, où qu'elle aille celui-ci finissait par la retrouver, malgré la souffrance, la colère et le dégoût qu'il devait lui inspirer, il y avait peut-être encore un peu d'amour dans son cœur, Antoine avait sans doute essayé de se racheter auprès d'elle, lui promettre de ne plus jamais lui faire de mal. Mathilda l'avait-elle cru ? Et puis un jour, ils avaient dû faire l'amour. Était-elle consentante ? Antoine savait-il que Mathilda était tombée enceinte ? Le vieil homme était navré du récit qu'il venait de faire à Tom.

La conversation ne s'éternisa pas. Tom n'avait aucune envie de se répandre sur ses sentiments auprès d'un inconnu. Après ce choc, il désirait simplement se retrouver seul chez lui et essayer de digérer ce qu'il venait d'entendre. Dans le taxi, il sortit son carnet et prit des notes, il écrivit sur le chaos de l'existence, l'amour, la trahison, la douleur, la solitude, les secrets. L'amour qui se meut en haine. La tendresse qui se meut en violence. Comment cela était-il possible ? Que se passait-il dans le cerveau humain pour qu'il connaisse pareils revirements ?

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