Chapitre 36

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Le temps passa. Tom se savait surveillé et il avait compris qu'aucune action de sa part ne permettrait à Christian Park de renoncer à la commercialisation de son invention. Puisqu'il n'était pas à l'abri chez Claire, il décida de retourner vivre chez lui, et puisqu'il n'était à l'abri nulle part, il décida de retourner travailler à L'Indépendant. Les deux policiers lui avaient dit de ne pas bouger une oreille, et il s'y tenait. Le soir, après des journées sans saveur, quand il rentrait du bureau, lorsqu'il faisait les courses, lorsqu'il se rendait chez un ami, il s'attendait à voir surgir Bernard Allié lui bondissant dessus, et alors son imagination s'emballait, il se voyait menotté dans un sous-sol, nourri dans une bassine, des électrodes disposées sur le crâne pendant que Bernard apportait la touche finale à son invention. Six mois s'écoulèrent dans cette paranoïa totale et les premières publicités annonçant la sortie du casque anti-dépression, rebaptisé entre-temps BeCalm, commençaient à fleurir sur le Net, dans le métro, dans la rue, dans les journaux. La presse se montrait exaltée par les perspectives qu'ouvrait cette invention, et les précommandes battaient des records. Les gens avaient la mémoire courte.

Un jour, il reçut un message de Béatrice Moreau. La neurologue souhaitait convenir d'un rendez-vous avec lui. Le soir même il se rendit à l'hôpital et Béatrice lui raconta que, comme tout le monde, elle avait lu son article et qu'elle avait aussitôt compris que c'était ce Prototype F qui avait provoqué son attaque. Aussi, maintenant que la campagne BeCalm s'intensifiait, elle souhaitait faire des recherches complémentaires sur lui. Elle pensait que ce gadget était dangereux, et puisqu'elle s'occupait du dossier d'une victime avérée de BeCalm elle souhaitait procéder à de nouvelles analyses, irm, électroencéphalogramme, radios et analyse sanguine pourquoi pas. Son objectif était double, comprendre ce qui avait provoqué l'attaque de Tom et, preuves à l'appui, empêcher la commercialisation de BeCalm. Tom avait peu d'espoir, mais devant la conviction de la neurologue, il accepta. Qu'avait-il à perdre ?

Une fois les analyses effectuées, il fallait attendre une semaine pour connaître les résultats définitifs. Pendant ce temps, Tom continua à mener sa vie. Il se força à voir des amis et à sortir, mais impossible de ne pas constater que quelque chose s'était brisé en lui, il avait perdu toute légèreté, il ne plaisantait plus, ne partageait plus ses passions ni ses rêves, et n'évoquait plus jamais le futur, parce qu'il savait qu'il n'y en avait pas, que tout allait bientôt s'arrêter. Sa vie était dans une impasse, il ressassait toujours les mêmes idées dans sa tête, il était là sans être là, son intention entièrement tournée à l'intérieur de lui-même, il voyait bien que les autres s'en apercevaient, ses parents, ses collègues, mais impossible de faire semblant, impossible de se forcer, il était devenu une version altérée de lui-même. La semaine écoulée, Béatrice l'invita à la rejoindre à l'hôpital. Elle avait trouvé quelque chose.

— J'ai trouvé quelque chose, dit Béatrice.

— Je vous écoute, répondit Tom.

— Lors des premières analyses que j'avais effectuées, je ne savais pas où chercher parce que vous ne m'aviez pas parlé du casque anti-dépression. Or, le cerveau est un continent vaste et il est difficile d'y trouver quelque chose par hasard. Mais ayant maintenant connaissance de cela, j'ai pu cibler mes recherches au niveau du cortex préfrontal, de l'hippocampe et de l'amygdale. Est-ce que vous connaissez la neuroplasticité ?

— Oui, ce sont les changements morphologiques et fonctionnels du cerveau.

— Exactement. Évidemment ces changements sont extrêmement lents. Comme pour le reste du corps d'ailleurs. Certaines personnes voient la physiologie de leur dos, ou de leurs pieds, ou de leurs mains, changer en raison de leurs conditions de travail par exemple, mais cela se fait petit à petit, année après année, et avec des facteurs extérieurs importants.

— Venez-en au fait.

— Voilà. J'ai comparé les résultats datant de votre attaque, avec ceux de cette semaine, en me concentrant uniquement sur ces trois zones, et il apparaît qu'en quelques mois seulement votre cerveau a changé radicalement.

— Comment ?

— Alors même que vous n'avez porté le casque anti-dépression que quelques minutes, les trois zones dont je vous ai parlé ont changé de morphologies à une vitesse spectaculaire. Le pire c'est que ces changements n'ont pas provoqué les résultats escomptés, ils ne vous ont pas rendu plus heureux, mais encore plus dépressif. Le casque a fonctionné à l'envers.

— Mais il faut à tout prix arrêter cela.

— Je pense que c'est faisable, si votre neuroplasticité a permis ces changements rapides, elle peut probablement changer à nouveau, mais dans l'autre sens. L'ennui c'est que je ne sais pas comment. Dans tous les cas BeCalm est une menace sérieuse pour la société, même si la version que vous avez essayée n'était pas définitive, ce casque représente un danger réel.

— Il faut qu'on trouve un remède.

Béatrice était à la fois exaltée et abattue. Exaltée par sa découverte et la perspective de pouvoir soigner Tom, mais abattue par l'ampleur du désastre qui s'annonçait, BeCalm allait provoquer un raz-de-marée de pathologies neurologiques, les victimes seraient innombrables. Elle seule ne parviendrait pas à empêcher la commercialisation de ce gadget dangereux, Tom avait essayé avant elle, et malgré une première vague médiatique considérable, il n'était parvenu à rien. Il ne restait plus à Béatrice qu'à trouver un remède, et vite.

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