Chapitre 46 : Addison

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Je prends tout le temps des notes.

Je suis assise sur une chaise dans ma cuisine. Je mange. Je mastique lentement. Je déglutis.

Je prends des notes dans ma tête, des notes pour plus tard. Ou pour jamais. Je sais que si elles sont utiles, je m'en rappellerai le lendemain au réveil. Sinon, c'est qu'elles ne l'étaient pas.

Il y a de l'eau qui bout derrière moi. Je me retourne régulièrement pour regarder qu'elle ne déborde pas de la casserole. Si elle déborde j'ajuste la température.

Je me sens comme un petit robot parfaitement réglée, qui possède un algorithme bien précis et ajustable pour toute situation. Ça pourrait paraître ennuyeux, en réalité c'est très pratique. C'est plus facile d'être un robot en ce moment.

Je regarde autour de moi. Il y a un pot de pâte à tartiner, il n'est pas rangé. Je lis sur l'étiquette. Je note que pour 30 g de pâte à tartiner il a 0.03 g de sel.

Sur l'horloge devant moi je lis 11h43. L'horloge est devenue une de mes amies. La plus proche en fait. Avec elle je passe toute ma journée. Assise dans la cuisine. Je fixe le mur blanc. Je me demande pourquoi on ne l'a pas peint en rose ou en bleu. Je me rappelle que mon père n'aime pas les couleurs. Je note pour plus tard de ne plus y repenser.

Il y a beaucoup de monde qui passe à la maison. Ils viennent me voir. Tout le quartier. Tout le monde vient voir la parfaite fille du parfait petit couple des Willow. Bien parfaite petite famille. Tout le monde vient dire qu'ils sont désolés. Désolés de quoi d'ailleurs ? Ce n'est pas leurs fautes si ma carrière vient d'être réduite à néant. Ce n'est pas leurs fautes si même les médecins ne peuvent pas dire si je pourrais un jour remarcher. Mais pour une raison obscure à mes yeux, ils viennent en petit groupe tous les jours. Quand ils arrivent la première chose qu'ils voient ce n'est pas moi. C'est mon fauteuil. Alors ils s'avancent prudemment comme si ils allaient me briser en deux en respirant de travers. Ils me disent "désolés". Il se colle un faux sourire gêné sur la face et ils repartent. Maintenant je peux le dire, j'en ai vu beaucoup de ces gens là. Des fois j'oublie qu'avant l'accident j'étais comme eux. Moi aussi, je faisais de magnifiques faux sourires gênés. J'étais carrément une pro. Je pouvais me vanter d'avoir les meilleurs faux sourires gênés de toute l'histoire des faux sourires gênés. Quand les voisins entendaient mes parents crier et qu'ils me voyaient de derrière la fenêtre : faux sourire gêné. Quand je devais supporter d'aller chez les Mason tous les dimanches en faisant semblant de ne pas savoir qu'ils ne s'aiment plus depuis des années : faux sourire gêné. Et maintenant quand ces gens que finalement je connais à peine viennent me voir avec de faux sourires gênés pour me dire qu'ils sont désolés : faux sourire gêné. Mais c'est comme ça il faut faire bonne figure. On ne sait jamais trop pourquoi, on sait juste que c'est ce qu'il faut. C'est mon truc. Je note que cette idée est stupide.

Quand j'étais enfant j'inventais des personnages pour refléter la réalité. Je leurs faisais jouer des scènes qui ne pouvaient pas se produire. J'avais une poupée "maman", une poupée pour chacune de mes amies, et deux poupées "papa". Une qui représentait le "papa méchant" et l'autre le "papa gentil". Le papa méchant était celui qui rentrait toujours plus tard du travail, qui ne s'occupait jamais de moi. Il faisait pleurer ma mère. Il la faisait crier. Il lui faisait des taches sur le corps, elles avaient la couleur brune de la robe de la poupée "maman", c'est pour ça que cette poupée la représentait. Il me bousculait, me giflait. Il y a des jours où j'avais aussi des tâches sur le corps à cause de lui mais jamais aussi brune que celle de maman. Je haïssais le papa méchant de tout mon petit cœur d'enfant, heureusement le lendemain matin il y avait le papa gentil. Il venait me voir dans ma chambre au réveil avec des bonbons, des jouets, des cadeaux. Un jour il a ramené une poupée qui est devenue la poupée "papa gentil". Mais à chaque fois juste avant de me donner le cadeaux il me posait cette question :

- Tu te rappelle de ce qui c'est passé hier soir ?

Alors je faisais non de la tête. Il me donnait mon cadeaux et était fière de moi. Après, il restait un peu avec moi. C'était mon moment préféré de la journée. Une fois, j'ai voulu essayer de dire oui. Je n'aurais pas dû. Ce jour là j'ai vu un autre visage de mon père. Son regard était sombre, si sombre et ses mots durs, si durs ça faisait mal mais pas aussi mal que sa ceinture.

Un jour, papa méchant à pousser maman si fort qu'elle a dû aller à l'hôpital. Il y avait de la vaisselle partout, éclatée sur le sol. Ils sont partis à l'hôpital et je suis restée seule dans la maison vide à ramasser les morceaux de vaisselle brisés. Aujourd'hui ça me fait bien rire, j'ai fait tellement de fois ce truc. Ramasser la vaisselle sur le sol. C'est ridicule. Je pensais que ça allait tout arranger, un jour j'ai voulu recoller l'assiette préférée de maman. Mais papa méchant est arrivé, il me l'a prit et l'a jeté sur le sol de nouveau. Après ça, j'ai pris la poupée "papa méchant" et je l'ai enfermé dans une boite sous mon lit. Un jour mon père a trouvé cette boite. Elle aussi, il l'a détruit.

Mon père arrive dans la cuisine et coupe mes pensées. Il a une boite dans les mains. Il l'ouvre sous mes yeux et j'y aperçois une robe magnifique. Je tends le bras pour la prendre mais il recule et me demande :

- Tu te rappelle de ce qui c'est passé hier soir ?

Je fais non de la tête. Il caresse mes cheveux, m'embrasse sur le front. Je note que c'est désagréable, je ne veux même pas de cette foutue robe.

- Je suis si content que ta mère m'ai laissé revenir.

Je fais un faux sourire gêné.

Lunatic MomentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant