Chapitre 51 : Liwia

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Pendant plusieurs semaines, tout a été différent entre nous. Je ne saurais dire si nous étions plus proches ou plus distantes. Lorsque nous étions ensemble cette limite floue flottait dans l'air comme s'il nous manquait quelque chose. Comme si je n'étais jamais pleinement satisfaite. 

J'ai beaucoup réfléchi sur ce qui s'était passé, sur ce que Lucy m'avait empêché de faire. Sur le coup, je lui en ai voulu. De m'avoir pris ce choix, comme si elle avait cherché à me dominer et je restais là impuissante, incapable de prendre ce qu'elle se refusait à me donner. Je me suis sentie bête d'avoir seulement essayé même si je sais que son intention n'était pas de me faire sentir inférieure à elle. 

Avec le recul, je pense qu'elle a bien fait de me stopper mais je ne lui avouerais peut-être jamais. Je ne sais pas pourquoi, pourtant il n'avait jamais été question de ça entre nous, ni de fierté ni même de honte. Cependant, je me suis refusée à lui dire, à lui confier mes peurs, mes doutes. J'avais peur qu'elle m'empêche encore de recommencer. Avec le temps, je me suis convaincue que j'avais besoin de franchir cette barrière avec elle pour nous sentir pleinement connectées. Je me suis convaincue que c'était ça, cette petite étincelle qu'on avait perdue. J'avais peur qu'elle se lasse de moi si je ne lui offrais pas mon corps, cette seule chose que je ne lui avais pas déjà donnée. Même si je savais très bien qu'encore une fois, il n'avait jamais été question de ça entre nous. 

Si seulement on avait été au bout. Parfois, je me surprends, imaginant les moindres détails de ce à quoi aurait pu ressembler cette nuit. 

J'imagine qu'on serait emportée par cette émotion qu'on ne décrit que dans les livres celles que les mots ne suffisent pas à dire, on oublierait presque cette limite stupide du temps, on penserait juste à nos corps qui se heurtent, comme si on entrait en collision.

 Dans la douceur de la nuit, ce serait comme une fraîcheur qu'on aurait jamais osé imaginer, seulement de mieux se comprendre par le passage de quelque chose de plus puissant que le simple langage des humains, ce serait simplement l'infini de ses mains qui glissent sur nos corps qu'on ne retient plus, comme le goût des lèvres qui se mélange dans une frénésie unique. On aurait cette énergie qui remonte du ventre jusqu'à la nuque où on dépose de tendres baisers tandis que les pensées vont et viennent entre réalité et excitation intrépide.

Ce serait comme un ouragan dévastateur, une vague qui traverse la peau, un long frisson qu'on ressent dans le creux d'une main qui presse un désir toujours plus prononcé. Une envie que les mots, barrière toujours plus longue, plus frustrante, plus imposante, ne peuvent oser refléter. Un ventre contre un ventre, des lèvres qui se cherchent, des mains qui se rencontrent en plein choc comme un heurt en pleine poitrine. Une sensation grisante, seulement deux êtres qui s'aiment et qui s'unissent par un acte plus fort que l'amour lui-même pour se rejoindre en un moment plus doux.

À dire vrai, je ne sais même plus si je regrette de ne pas l'avoir fait ou si je m'en réjouis. J'y pense souvent. Lucy dit que je me prends la tête pour rien, qu'on a tout le temps qu'il faut. Mais moi, je vois juste cette fichue montre qui tourne en continue et j'ai l'impression que chaque minute sans elle est un cauchemar interminable où je remets tout en question, une perte de temps infinie. Au fond, peut-être que ses doutes ont comblé quelque chose en moi car je suis encore plus sûre de l'aimer.  

Je marche dans la rue sur les pavés des trottoirs, zigzagant entre flaques d'eau et déchets. Je trouve ce monde infâme, les humains me dégoûtent un peu plus jour après jour. Détruisant leur planète. Stupidité. Avidité. Cupidité et Égoïsme. Voilà qui révèle bien la nature de l'humain, cet être pathétique, avide de pouvoir, d'autodestruction, de transformer tout ce qu'il touche en pourriture. Lui-même est un fruit gâté qui pourrit de l'intérieur. Comme des rats, l'humain se multiplie vite, il grouille sur la Terre en dévorant tout sur son passage. Étant persuadé de sa propre supériorité, aveuglé par son narcissisme constant il ne se rend même pas compte qu'il cause sa propre perte. 

Je ramasse une bouteille vide et sale qui gît comme un bateau cabossé flottant sur l'eau d'une mer tranquille, sur une flaque noire. Je la jette dans la poubelle à peine deux mètres plus loin. Ça m'a pris approximativement cinq secondes. Je pense aux milliers d'autres qui traînent dans les rues, dans la mer, sur la surface entière du globe. 

Je me sens absolument abjecte d'être moi-même humaine. Je me déteste pour ça. Je déteste chaque personne vivant sur cette foutue planète qu'on démolit alors qu'elle nous donne tout. On mange la main qui nous nourrit. Je les déteste tous. Sans exception. Certains sont juste moins pires que les autres. Je pense à Lucy, à son regard dans mes yeux. Peut-être y'a t-il une exception dans mon cœur, elle seule qui écarte cette haine battante sous ma peau.  

J'ai honte de moi. D'être née dans cette race absurde, mais je me sens heureuse que la nature nous ai donné le don de nous détester entre nous. Plus vite nous nous détruirons, plus vite nous stopperons ce massacre. Et je serais enfin libérée de cette espèce affreuse, qui ne sème que l'horreur, qui m'évoque tant de répugnance, de mépris et d'écœurement et que les gens qui se pensent bien heureux appellent l'humanité.  

Je voudrais offrir un monde meilleur à Lucy. Reformer les horribles colonnes de déchets, me laissant guider par les courbes sublimes de son corps. Effacer les ratures des hommes par des mots de papier sous le grain de sa peau parfaite. Supprimer le bruit incessant et mauvais des carnages par le son de sa voix. Changer la vision des odieux reliefs de la mer couverte de détritus par celle des lignes aux creux de ses reins. Je voudrais refaire ce monde à la lueur de ses yeux. Je me sens coupable tous les jours de ne pas pouvoir le faire. Je voudrais seulement faire plus pour elle. Alors j'ai pris la décision de faire la seule chose que je pouvais pour lui donner un peu de bonheur. 

Aujourd'hui, j'ai pris une décision. J'avance toujours plus vite en direction du petit café sur la cinquième avenue, en plein centre-ville. Les voitures roulent sous la grisaille du ciel. Les rues sont engorgées, à chaque trottoir sa foule dégoulinante de monde. Les balcons vomissent des pots de fleurs absurdes. Je me demande à quel moment de ma vie j'ai choisi de voir ce monde tel qu'il est vraiment, à quel moment j'ai troqué mon masque des gens qui faisaient exprès de ne rien voir pour celui de celle qui comprend enfin à quel point la vie est effroyable. Mes pensées vont d'un bout à l'autre de ma tête. Je n'arrive pas à me concentrer sur ce que je suis réellement venue faire ici. Je suis venue leur dire. 

Je suis venue annoncer, annoncer à mes amies, leur dire tout haut. Faire tomber ce secret qui pèse. Qui n'est même pas un secret, simplement quelque chose qu'on a gardé pour nous. Quand j'aurais fini, j'appellerais Lucy, je lui dirais. Je lui dirais ce que j'ai fait. Elle sera fière de moi, je l'espère. J'aurais bravé ma peur. Mes amies sauront. J'aurais communiqué avec elles, pour lui expliquer, pour leur faire comprendre. Que j'ai pris ma décision. Que je sais où je veux aller, quelle main je veux tenir, où je veux qu'elle m'emmène, quelles lèvres j'aime embrasser. Oui. Je leur dirais à toutes, je lèverais ce voile. Pour leur montrer cette émotion intense et elles comprendront. Je leur aurais exprimé. 

Je leur dirais que je l'aime. 

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