Chapitre 14 - Le visage dans l'ombre

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Le feu crépite sporadiquement dans l'âtre de pierre noire. Sculpté de prakshaks dont les gueules sont tournées vers le foyer, le manteau donne l'impression de cracher les flammes plutôt que de les contenir. Le feu projette dans la pièce obscure des ombres mouvantes qui font comme une armée d'esprits maléfiques et craintifs n'osant pas s'approcher du fauteuil qui fait face au brasier.

Assis en silence, Lokar attend.

Le visage baigné de lueurs infernales, le regard fixe et lointain, il semble perdu dans des pensées profondes, dangereuses et graves.

Pour qui ?

Machinalement, il caresse son sceptre du bout du pouce, la pulpe rêche de son doigt suivant les courbes d'un sein et glissant sur le fil de la lame dressée. De l'autre main, il tient une bouteille à demi vidée d'une boisson ambrée qui luit dans la pénombre comme de la lave.

Sur la cheminée, un portrait de son père, Lokar Le Fort, trente-deuxième du nom, le toise avec une superbe orgueilleuse. Il porte comme lui les attributs du trône, mais il est plus grand et plus large d'épaule que son héritier.

Un coup frappé à la porte le fait tressaillir.

— Entrez !

Impatient, Lokar s'est relevé pour accueillir son visiteur, qui entre d'un pas nonchalant et chaloupé.

— Laissez-nous.

Le garde et le serviteur s'empressent de refermer derrière le visiteur nocturne.

L'arrivant abaisse son capuchon, révélant une chevelure ocre tombant sur ses épaules, ainsi que la peau hâlée de son visage étroit — la même teinte que celle de ses mains fines. Tout le reste de son corps est dissimulé par une robe noire à manches longues qui lui effleure les chevilles.

La femme s'incline légèrement dans une élégante révérence, et Lokar lui sourit.

— Gaïa, enfin ! Je t'ai attendue, et j'étais sur le point de t'envoyer chercher. Déshabille-toi.

Elle ne répond rien. Presque sans bouger, d'un infime déhanché, elle fait glisser toute sa robe le long de son corps, dévoilant sa silhouette élancée et gracile. Mais Lokar ne semble se concentrer que sur sa peau, où un tatouage gigantesque lui court des chevilles jusqu'au cou. S'y affrontent des armées de plantes et d'animaux entremêlés en une fresque fantastique que même les drogues les plus hallucinogènes ne sauraient faire approcher.

— Tourne-toi.

La femme obéit et se présente de dos à son Empereur pour révéler la suite de l'œuvre singulière qui la recouvre. Si ses fesses sont bariolées d'éléments du paysage ferien, son dos, lui, est quasi nu, à l'exception des motifs qui en encadrent la portion la plus plane et qui courent le long des hanches et des côtes, drapant ses épaules et sa nuque.

Lokar s'approche fébrilement, brandissant son sceptre au-dessus du dos offert. A cette distance, le foisonnant dessin ne laisse plus douter de sa magie de karmaï : tout est mouvement sur sa peau ornée d'encre. Cependant, l'Empereur ne s'attarde pas à sa contemplation et, sans attendre, il défait sa ceinture, soulève sa chemise, et, d'un geste sec et sûr, il s'entaille le ventre de la lame ornementale de son bâton de pouvoir ; puis il étale son sang sur le dos nu et trace des courbes vermeilles de la pointe afin de mêler leurs fluides. Enfin, il se redresse de toute sa hauteur et lève les bras avant de déclamer d'une voix forte :

— Que le sang de fer abreuve le Cercle de fer depuis les origines et jusqu'à la fin du monde, et que le sacrifice offert librement soulève les voiles du destin !

La peau maculée de rouge se met à luire doucement, et les sangs se mettent à ruisseler le long des arabesques dessinées par l'Empereur, l'écoulement s'accélérant en une spirale folle tandis que la lueur s'accroît sans cesse. Bientôt, c'est un tableau rouge et brillant qui se matérialise dans le dos de la femme, et Lokar y plonge le regard.

— Montre-moi les ennemis des feriens !

Son rugissement ne la fait même pas sursauter, et la surface se trouble pour laisser apparaître un visage. Tendu vers la vision, le monarque retrousse ses lèvres sur un rictus agressif devant le visage qui se forme dans la nuée sanglante.

Son ennemi apparaît peu à peu ; il en distingue d'abord les contours flous, la tignasse noire des feriens, la peau pâle ; plus la netteté se fait, et plus le faciès lui devient familier.

— Montre-toi, lâche ! crache Lokar face au portrait qui apparaît. Je te plongerai moi-même mon poing dans les entrailles pour en arracher ton cœur de traître encore fumant et palpitant ! Fils de chienne !

Enfin, les traits se fixent, le nez se stabilise, la bouche se dessine, les yeux se plantent dans les siens.

Lokar Le Magnifique se redresse soudain, le visage épouvanté, plus blême qu'à l'accoutumée, titubant en arrière, heurtant la table.

— Non... non...

Sa voix est un murmure suppliant.

— Non ! Non !

Sa main tombe sur un coupe-papier ouvragé de dorures et de pierres précieuses tandis que sa supplique horrifiée se mue en rage. Il replie ses doigts sur le manche de la petite lame et se rue soudain vers la femme toujours penchée et dont le dos luisant et sanguinolent affiche toujours le faciès sarcastique et cruel de son ennemi. Poussant un cri de fureur, il abat son bras sur la peau offerte, perçant les traits de cet adversaire de l'ombre, encore et encore, traversant en même temps que son expression méprisante le dos de la femme, qui tombe à plat ventre sans un cri.

A genou et toujours hurlant comme une bête gagnée par la fièvre de la curée, l'Empereur plante sans répit la petite lame dans les chairs suppliciées de celle qui, avant d'exhaler son dernier soupir sans une plainte, était entrée en transe pour satisfaire sa curiosité et lui montrer le grand ennemi du Cercle de Fer, son adversaire à lui, l'homme qui a juré sa perte et celle du trône.

Enfin, le cadavre déchiqueté ne montre plus rien d'autre qu'un charnier pitoyable, et Lokar interrompt enfin sa fièvre meurtrière. Essoufflé, en nage, il se traîne à genoux jusqu'à la robe de la prêtresse du Destin qu'il a assassinée, sur laquelle il essuie le métal de son arme devenue visqueuse et glissante. Puis il se redresse en s'accrochant à la table de bois massif où il repose le coupe-papier encore maculé de taches rouges sombres, et il titube jusqu'à son fauteuil où il se laisse retomber lourdement, face aux flammes.

Hélas, qu'il ferme les yeux ou écarquille les paupières pour purifier son esprit par le feu, la vision obsédante ne le quitte pas, ne s'efface pas, ne s'atténue pas.

L'homme le fixe, l'œil goguenard et le sourire méprisant.

Le visage de celui qui causera la chute de l'Empire et la honte de sa lignée.

Le visage de celui qui mettra un terme à son règne et enterrera son nom sous la poussière du temps jusqu'à l'oubli de toute éternité.

Son propre visage.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant