Chapitre 9 - Dans la nuit

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Elle apparaît enfin parmi les ombres chatoyantes de toutes ces inconnues, plus belle que jamais. Tout de sa mère, la dignité du port de son père en plus. Elle a l'air effrayée, mais elle le cache bien et avance courageusement.

Autour de lui, il ignore les commentaires scabreux et les grognements bestiaux. Les entendre, leur accorder la moindre once d'attention, ce serait accepter qu'ils sont réels.

Et il ne le peut pas.

Il devrait tous les tuer, et il n'en a plus la capacité.

D'ailleurs, il n'a même pas son épée sur lui. Protocole oblige en présence de l'Empereur.

Sous leurs habits raffinés, les nobles de la cour sont plus sordides que les rustres des cloaques où il a parfois dû s'arrêter dans ses voyages.

Ne pas les écouter.

Ne pas les regarder.

Juste elle.

Magnifique.

Comme Julia.

Lorsque Romik lui avait présenté sa fiancée, Dipe était tombé amoureux d'elle sur-le-champ. Elle avait quinze ans de moins que lui, comme son frère, et elle était fraîche, pétillante et ravissante. Et folle de son fiancé.

Dipe avait été jaloux, bien sûr, et malheureux. Il avait fait tout son possible pour rester loin du domaine familial afin de ne pas s'écorcher le cœur contre leur bonheur éclatant, multipliant les voyages pour leurs intérêts dans le Levant, mais l'accident avait eu tôt fait de le ramener au domicile ancestral.

Le manoir de Verval était silencieux comme jamais, et le moindre serviteur était en deuil, ombre de son ombre.

Tout le monde aimait son frère et sa belle-sœur, et ça avait été un déchirement absolu.

Jusqu'à ce que Mélinella lui glisse Olympe dans les bras.

C'était la deuxième fois qu'il était tombé amoureux.

La petite avait le visage irrésistible de sa mère, et son regard intelligent empruntait autant à la vivacité de Julia qu'à la perspicacité de Romik. Elle avait plongé ses yeux dans les siens, et il avait décidé de rester, d'endosser la responsabilité du clan Goujak, mais surtout pour la petite, qui avait grandi et était devenue une femme.

Une femme qu'il ne pouvait plus protéger.

Il avait confiance en Mélinella : sa vieille nourrice saurait veiller sur elle au gynécée, mais qu'en serait-il hors du cloître ?

Tout à coup, le trône grandit, et son ombre plonge la salle dans le silence.

Un géant de fer et de pierreries lâche sur la foule le tonnerre de sa voix, et c'est soudain la panique : les colonnes de pierre tremblent, les hommes se bousculent, les femmes hurlent et trébuchent, tirées à bas de leur promontoire par des mains avides.

Rejeté par une épaule, il tente de retrouver Olympe et la repère alors que des doigts crochus jaillissent du flot noir pour agripper le bas de sa robe.

— Non !

Son cri se perd dans le brouhaha tandis que le géant déclenche par son rire tonitruant de nouveaux éboulements de roche des plafonds hors de vue.

Et Olympe bascule.

Dipe plonge en avant, vers elle, nageant contre les vagues épaisses et visqueuses qui cherchent à l'éloigner, qui trempent ses habits, l'alourdissent, remplissent sa bouche, ses yeux, son nez. Il ne la voit plus mais redouble d'efforts, bientôt épuisé et ne progressant plus. Dans un geste désespéré, il tend la main en avant, et, dans sa vue brouillée par un vertige implacable, il a juste le temps de s'étonner de voir ses mains poisseuses d'un sang bordeaux avant de perdre conscience.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant