Chapitre 16 - Dans le vin

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Grimaçant déjà et fronçant le nez, le Grand Intendant Sety fait signe au Garde Noir en faction de frapper pour lui. Le soldat quitte sa vigilante immobilité pour cogner ses phalanges gantelées de métal contre le bois sombre, puis il reprend sa posture impassible.

— Qu'est-ce-c'est ? gueule une voix empâtée dont les accents agressifs sont étouffés autant par l'épais battant que par le vin.

Le notable en toge immaculée opine sèchement de la tête, et la sentinelle actionne la poignée, poussant la porte pour libérer l'accès. Sety recule d'un pas devant l'odeur qui assaille ses narines : sueur rance, vin croupi, poussière lourde, suie âcre.

Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour l'Empire...

Il prend une profonde inspiration, conscient qu'il ne pourra accomplir sa mission en apnée, mais bien résolu à ne pas respirer davantage que l'indispensable cet air vicié qui le répugne.

Courage.

Rejetant le pan tombant de son habit par-dessus son épaule, il s'avance dans l'embrasure, cachant le bas de son visage derrière un mouchoir parfumé au gingembre poivré.

Voilà qui devrait me rendre ces moments supportables.

Un rapide coup d'œil circulaire sur la petite chambre lui suffit à confirmer ce qu'il sait déjà : le vieillard est brisé, soumis, et il ne présente plus aucun danger pour le trône. Du linge froissé et maculé s'amoncèle sur le dossier du fauteuil devant la petite cheminée comme sur une bonne moitié de la table, où des restes figés dans le gras commencent à prendre l'aspect putréfié de déchets. Le lit, défait, est encombré de cadavres de bouteilles et de flasques de toutes sortes, et les puissants effluves de l'alcool renversé l'inquiètent un instant.

Il suffirait d'un brandon volatile échappé de l'âtre...

Il faudra faire intervenir les Sans-têtes en charge de la propreté de ce secteur de toute urgence pour éviter un départ de feu malheureux.

Si les incendies sont rares et souvent sans gravité dans cette cité de pierre, les fumées qui s'en dégagent, elles, peinent à s'évacuer, et les victimes éventuelles sont en général uniquement intoxiquées par les gaz.

Sety replace à nouveau sa toge et s'avance d'un pas.

— Sire Goujak ? interpelle-t-il l'occupant délabré de ce gourbi écœurant, lèvres pincées.

— Qui l'demande ?

La voix est épaisse, l'élocution empêtrée dans une lourdeur induite par une ivresse manifestement avancée.

Par le Fer ! Il n'est même pas dix heures !

Sety secoue la tête avec dédain. Quel vieux débris... Dire que l'Empereur craignait en cette chose pathétique un dangereux séditieux ! Il se sent presque humilié d'avoir été envoyé pour estimer la situation. Certes, la confiance de Lokar Le Magnifique l'honore et l'enthousiasme, en général, mais il se sent soudain bien mal employé, et comme sali de devoir frayer dans cette tanière d'ivrogne.

Finissons-en.

— L'Empereur m'a mandé pour vérifier que vous êtes bien installé et ne manquez de rien.

Le fauteuil éructe, entre toux et raclement de gorge, mais le bruit se répète, et Sety comprend que c'est un rire.

Un éclat de rire sans joie.

Il met sa main sur le pommeau de son fouet. Contre un guerrier dans la force de l'âge, c'est une arme dérisoire, évidemment, et c'est bien pour cela qu'elle est tolérée en présence du monarque, mais elle est bien suffisante pour punir un Sans-tête maladroit — ou un vieillard aviné.

Les borborygmes s'apaisent enfin, et la réponse s'élève laborieusement dans le halo des flammes :

— Dis à ton maître... que j'ai tout ce qu'y faut... Du vin pour noyer mon chagrin... pour oublier mes regrets et ma honte... Manque qu'un poignard... Comme ça, j'pourrai achever le boulot... Faut pas laisser un homme en vie après lui avoir arracher sa dignité... Autant mourir...

Sety a un rictus outragé, mais il se contient en entendant des bruits de déglutition. Un bras s'abat soudain mollement sur l'accoudoir, une bouteille vide pendant d'une main abandonnée avant de tomber et rouler sur le tapis qui couvre les dalles de pierre.

Un ronflement ne tarde pas à se faire entendre, et Sety relâche le manche de son fouet.

A quoi bon se fatiguer ? Ce vieux décrépit ne sera plus longtemps un poids sur les stocks de nos caves !

Le Grand Intendant se détourne et quitte la pièce en préparant mentalement son rapport pour l'Empereur. Voilà une mission rondement menée, malgré le vif déplaisir qu'il a dû endurer. Heureusement, la promesse d'un bain parfumé pour se nettoyer de cette puanteur lui fait presser le pas tandis que l'un des Gardes Noirs qui flanquent la porte referme derrière lui.

***

Désormais seul, Dipe cesse ses ronflements et se redresse lentement, les yeux ouverts sur le feu, qui se reflète dans ses iris incandescents. Le vacillement des flammes jette sur son visage des lueurs dansantes, feu-follets intangibles et rougeoyants qui viennent jouer sur ses rides impassibles.

Peu à peu, tandis que ses pensées se remettent en mouvement et prennent leur place une à une, un sourire étire les commissures de ses lèvres, découvrant ses dents, qui semblent s'enflammer dans la lumière du brasier.

Allons dormir. La nuit a été longue et fatigante, et la prochaine le sera davantage encore.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant