Chapitre 27 - A la lueur des chandelles

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Dans l'antichambre spartiate qui lui sert de bureau, de pièce de méditation, de salle d'audience privée et de cantine informelle, Lokar le Magnifique est assis face à sa cheminée dans son profond fauteuil de velours rouge. Regarder les flammes est un spectacle dont il ne se lasse jamais, tant elles dansent inlassablement sur les rythmes mystérieux de leur voracité sauvage. Insatiables, elles sont capables de ravager les citadelles les plus imprenables ; pourtant, elles sont aussi fragiles que la vacillante fleur éphémère qui clignote faiblement à la cime des bougies.

Il se sent comme elles : un potentiel incendiaire démesuré sur une mèche que n'importe quoi semble pouvoir couper. Les Mascules, les Sylfaëns, les Écardes... Sans compter les inévitables comploteurs de bas étage qu'il faut sans cesse abreuver de peur et de sang pour les tenir à leur place. Il faudra bientôt une exécution exemplaire, d'ailleurs. Le garçon fouetté à mort la veille n'était qu'un rat dans la hiérarchie mascule, et personne n'a été dupe du fait que l'Empire a été tenu en échec par le courageux silence et la résistance d'un enfant. Lokar a été ridiculisé par un môme.

A défaut d'un vrai coupable, il faudra condamner un Seigneur de second ordre qui deviendrait gênant, et dont l'élimination ne mécontentera pas trop ses alliés. Il ne s'agirait pas non plus de renforcer un front d'hostilité qui n'est jamais bien loin de tout trône.

Il prend une grande inspiration et porte sa coupe à ses lèvres. Ce vin capiteux du Grand Sud écarde a le goût amer d'une revanche qui s'annonce difficile, mais il est suave et fort, il doit le reconnaître, et l'alcool qui brûle délicieusement ses entrailles l'aide à oublier le visage entrevu dans l'invocation de la prêtresse karmique. Le visage de la personne qui causera la ruine de l'Empire, l'ennemi à abattre.

Son visage à lui, Lokar.

S'il n'avait pas tué la devineresse sous le coup de la rage, il aurait peut-être pu lui demander des précisions. Il se pourrait après tout que cette vision soit simplement une mise en garde pour l'avenir... Peut-être faut-il en réalité comprendre que l'Empire s'effondrera si l'Empereur lui-même est vaincu ?

Foutue colère incontrôlable !

Dans un cri de rage, Lokar jette sa coupe de cuivre dans le feu. Le reste du breuvage s'enflamme dans un grand souffle qui illumine la pièce. Quelques gouttes de vin enflammé ont giclé devant l'âtre, brûlant lentement sur les pierres. Il les fixe, épaules basses et main tremblante.

Des coups frappés à la porte le font se redresser.

— Quoi ? crache-t-il à l'importun.

Son intendant à face de fouine glisse la tête par l'entrebâillement et susurre de sa voix de mauviette :

— Votre Magnificence, l'Appelée que vous vouliez voir devrait bientôt arriver, et vos serviteurs sont prêts à dresser la table de votre dîner dès que vous le désirerez.

La petite Goujak ! se souvient brusquement l'Empereur. Voilà une heureuse diversion qu'il avait totalement oubliée ! La petite Olympe, joli brin de fille poussé dans un bouquet de traîtres ! Il repense avec un plaisir méchant à la rage qu'il a vue brûler dans les yeux de son oncle lorsqu'il s'est agenouillé devant lui avec humilité. Un vieillard brisé, humilié, et une gamine naïve au pucelage offert : voilà ce qui reste de ces héros de la rébellion !

Ragaillardi par cette pensée, Lokar se sent à nouveau de taille à affronter les obstacles qui lui paraissaient si sombres quelques instants auparavant. Il adresse un sourire triomphal à Sety.

— Fais-les entrer ! C'est une très belle soirée pour un dîner en tête à tête avec une jolie fille, n'est-ce pas ?

Sety grimace un sourire dans lequel se lit malgré lui du dégoût. Lokar part dans un grand éclat de rire.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant