Chapitre 18 - Corps-à-corps

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Maîtresse Témis sourit de son petit effet tandis que nous nous entre-regardons dans un brouhaha contenu. Le visage de Diane se tourne vers moi ; je suis frappée par sa moue amusée, surprise qui ne décroît pas lorsqu'elle m'adresse un clin d'œil complice.

Cherche-t-elle à me faire comprendre quelque chose ? Sa main pressant discrètement la mienne me le confirme, mais je ne saisis pas. Je me doute qu'il y a un lien avec cette nuit épuisante qui m'a plongée tout d'un coup dans l'angoisse de la mort et le marécage de la politique, mais j'ai beau me creuser la tête, je ne vois pas le lien avec cette leçon de séduction amoureuse.

- Mesdemoiselles, je sens que vous avez besoin d'une démonstration.

Elle sort de sa poche une clochette qu'elle agite, et une porte jumelle de celle que nous avons traversée plus tôt s'ouvre aussitôt à l'opposé de la salle pour laisser passer un Sans-Tête en livrée altisienne rouge et or, mais l'honorable uniforme passe évidemment pour un déguisement ridicule sur cet être difforme et minuscule qui se dandine pour se poster face à sa maîtresse, tête baissée.

Je cesse de m'intéresser au serviteur pour reporter mon attention sur cette femme dont le maintien si plein de grâce me paraît si fascinant. Elle a un visage clair et bien dessiné, sa mâchoire légèrement saillante soulignant son charisme, mais c'est particulièrement son regard qui me captive, extrêmement sombre, presque noir dans ce visage diaphane.

- Regarde-moi, petit homme, susurre-t-elle soudain en relevant le menton du Sans-Tête du bout de son index, penchée en avant pour ce faire, de sorte que son décolleté s'offre généreusement aux yeux du nain.

Celui-ci s'exécute sans un mot, mais déjà secoué d'un tremblement manifeste, et j'ai bien envie de rire, moi aussi, comme les autres, devant ses efforts visibles pour éviter de fixer la poitrine de Maîtresse Témis et la regarder sans paraître commettre un crime de rébellion en se montrant impudent. La créature est comme coincée entre le marteau et l'enclume, comme prise au piège à un carrefour ne lui offrant que des sentiers étroits où guettent des prédateurs implacables.

- Me trouves-tu jolie ?

Elle se mordille la lèvre en un sourire irrésistible, plantant ses grands yeux d'encre dans ceux du Sans-Tête, sa main papillonnant avec légèreté le long de la joue glabre du serviteur tétanisé.

Près de moi, je perçois déjà quelques pouffements contenus, et je sais que l'hilarité nous gagne de plus en plus devant cette caricature d'homme au bord de l'implosion. Je ne vois pas son visage d'ici, mais je perçois le hochement frénétique de sa tête comme si tout son corps était secoué par un tremblement de terre localisé sous ses sabots.

- Tu aimerais me caresser ?

Cette dernière question, soufflée au creux de son oreille, la chevelure de Maîtresse Témis effleurant la joue du serviteur, fait déguerpir le Sans-Tête comme un lapin dérapant sur la glace. A chacune de ses chutes, le fou-rire redouble, et nous nous esclaffons toutes de bon cœur.

Oui, c'est tellement bon de laisser retomber la pression ! Je crois que je n'avais plus ri depuis... sans doute avec Cass et Circe, à Verval, lors d'une de nos virées.

Quand la porte a claqué derrière le dindon de cette farce, c'est jusqu'aux larmes que nous rions en chœur, et je sens soudain encore davantage que tout à l'heure notre communion de destins : nous sommes des sœurs, en cet instant. De frêles biches inoffensives et sans défense au milieu d'une meute de loups.

Non, grâce à Maîtresse Témis, nous sommes plus que des biches.

Nous pouvons devenir des louves.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant