Chapitre 47 - Sang de Fer

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Il fait nuit noire lorsque la petite barque se glisse en silence le long des pontons. Dans le port, le roulis de l'eau fait doucement grincer le bois des constructions et des navires, mais on n'entend pas une voix de marin, pas un chant enivré, pas la moindre dispute à la sortie d'une auberge ni de cris provenant d'une agression dans les ruelles.

La ville dort.

Une main attache maladroitement une corde à une bitte d'amarrage, puis les cinq silhouettes qui étaient assises dans le canot se hissent sur les planches craquantes du ponton pour rejoindre la terre ferme. Le groupe se sépare, trois plongeant vers le cœur de la ville, deux s'en éloignant, cap vers l'ouest.

Sans bruit, le trio s'enfonce dans les rues désertes du bourg. Au pas reconnaissable d'une patrouille de la milice, les trois intrus se cachent sous un porche. Ils regardent les soldats s'éloigner avec une pensée mélancolique, un peu coupable, comme si tous les trois venaient briser la quiétude de La-Bouche-de-Fer :

Dormez, Feriens, dormez. Il faudra bientôt vous battre.

Lorsque la patrouille a disparu dans la nuit, les trois silhouettes s'empressent de plonger à leur tour dans l'obscurité.


***


Au Zarde Bleu, Mélinella savait pouvoir compter sur des cochers discrets et prêts à une course à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Dipe l'a bien conseillée : elle et Meth n'ont eu qu'à entrer dans la grande salle de l'auberge et demander un conducteur pour que trois hommes à peu près sobres se lèvent d'un bond. L'endroit ne brille ni pas par son hygiène ni par son confort, et les clients de la nuit ne leur paraissent pas plus sûr que le patron à l'œil torve qui essuie mécaniquement ses gobelets avec un torchon sale.

La vieille nourrice considère les trois candidats avec circonspection. L'un est jeune et dépenaillé, à l'air simplet ; le deuxième est un quarantenaire trapu tout en muscle d'aspect sournois ; le troisième est un vieillard sec et tremblant dont l'alcoolisme a ravagé les traits.

— Nous voyageons sans argent et allons à Verval. Nous ne pourrons vous régler la course qu'une fois là-bas, déclare fermement Mélinella.

Le cocher à tête de tueur renifle avec mépris avant de retourner s'asseoir devant son bock. Le jeune semble hésiter, dansant d'un pied sur l'autre.

— Nous sommes employées de la famille Goujak depuis longtemps, et nous retournons chez nous après la cérémonie des Appelées.

Le petit jeune revient à sa place en traînant les pieds, l'air déçu.

La vieille femme tend sa main au dernier cocher, qui y glisse sa serre tremblante, puis tous trois se dirigent vers les écuries.

— Qu'est-ce qui vous a décidé à nous faire confiance ? demande Mélinella tandis que le vieux cocher harnache un couple de lourdins chétifs.

— Vos yeux n'ont pas menti, crachote-t-il en réponse de sa voix presque éteinte par l'abus de fumée et d'alcool. Vous avez perdu quelqu'un de cher à votre cœur, et je reconnais le regard qu'ont ceux qui ont trop sacrifié à l'Empire. J'arrive à un âge où j'en ai vu, des sacrifices de cette sorte.

Un silence lourd de sous-entendus vient fleurir sur ces paroles tandis que les cliquetis du harnais tintent dans la pénombre sous la chiche lueur de quelques lampes à huile surveillées par les garçons d'écurie.

— Ça n'explique pas vraiment pourquoi vous nous avez fait confiance. Qu'est-ce qui vous assure que vous serez payé ?

— Je connais la famille Goujak, marmonne-t-il sombrement. Gens honnêtes.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant