Les yeux fermés, je tâche d'oublier où je suis, qui je suis, m'efforçant de ne pas sentir mon corps. Je concentre mes pensées sur un ailleurs, un autrefois, un avec d'autres, un autrement où je ne suis pas couchée nue parmi des étrangers.
Mais mes sens, implacables, me ramènent ici.
Par moments, un courant d'air plus froid traverse la pièce, ou bien c'est simplement le déplacement d'air occasionné par les mouvements de ces hommes, et ma peau frissonne : je la sens se contracter, se hérisser de chair de poule, le duvet de mes poils se dressant.
Mes seins pointant dans la fraîcheur des pierres.
— Connaissez-vous femmes, et vos corps vous serviront ; vous serez unis comme les deux faces d'une même pièce. Contrariez-vous en fillettes ou vieilles filles, et vos sens se déroberont, votre raison vous trahira.
La voix rauque et fébrile de Berce m'empêche de fuir le moment présent.
Elle nous a fait allonger sur les lits après nous avoir intimé de nous dévêtir. Et nous avons obéi. Lentement, douloureusement, soumises, mais nous l'avons fait. Les joues rosissant, le regard fuyant, nous avons ôté nos habits, laissant tomber nos robes l'une après l'autre sur le dallage sombre en un tas froissé comme nos vaines pudeurs et nos risibles dignités.
Je crois que si un seul de ces hommes avait esquissé l'amorce d'un commentaire, l'ombre d'un sourire, le frémissement d'un regard, nous nous serions enfuies sans plus songer un instant aux conséquences de nos actes, mais ils restent figés, comme absents à ce qui se joue devant leurs attributs exposés et indifférents.
Et, puisque la Maîtresse des Bourgeons est inflexible, et que son ton autoritaire n'offre aucune prise à quelque discussion que ce soit, nous avons donc plié, nous couchant nues dans le silence à peine troublé du froissement des tissus et du halètement de souffles oppressés.
A commencer par le mien.
Je tente de respirer à fond, lentement, pour m'apaiser, me contrôler, et parce que ma capacité à m'extraire de l'instant dépend de mon sang-froid, mais Berce me coupe à nouveau dans mes efforts.
— Vous sentez comme votre corps hait le vide, comme il aspire au contact, dépourvu de tissu ? Ressentez comme la moindre parcelle de vous-même cherche dans l'air alentour quelque chose à toucher, presser, caresser.
Je crois reconnaître le discours de Maîtresse Témis, et j'y suis cette fois-ci mieux préparée : il s'agit du même magnétisme instinctif, en effet, mais je ne me laisse plus prendre au piège. J'arrime mon esprit à mes craintes, aux plans mascules, aux enjeux cruciaux qui reposent sur mes épaules, à la manière dont je vais devoir m'y prendre pour manipuler l'Empereur, au soutien de Pissenlit et à la sensation rassurante de le savoir près de moi dans mes pensées. Même si le silence qui règne présentement dans mon crâne me rend triste.
— Appelées, vous allez connaître aujourd'hui vos premières caresses, vos premières jouissances, vos premières extases. Ne craignez rien : les hommes qui vont vous former sont doux et généreux, patients et experts, et vous ne souffrirez rien qu'ils ne sauront préalablement vous faire désirer plus que tout au monde.
Je me crispe et retiens mon souffle, au bord de la panique.
J'ai vu des palefreniers, des domestiques et même des animaux copuler, se caresser, se tâter, mais c'est une chose bien différente de devoir le vivre moi-même.
Et je ne le veux pas.
Observez, écoutez, et apprenez.
Pour Mamina. Pour Meth. Pour Oncle Dipe.
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La Montagne Décapitée
FantasyUn honneur pour l'Empire ? Et qui m'a demandé mon avis, à moi ? Est-ce que c'était mon projet, à moi, d'être Appelée ? D'être offerte en cadeau à un grand de l'Empire ? Arrachée à mes amies, à ma maison, à ma famille, à ma précieuse bibliothèque pou...