Chapitre 44 - A l'orée

57 9 50
                                    


Plonger. S'élever. Plonger.

La vitesse.

Le vent.

La lumière qui réchauffe, qui éclabousse, qui tombe en pluie à travers l'espace.

La terre qui court pour échapper à notre ombre. Mais notre ombre qui gagne, qui dévore les bosquets, les champs, les forêts.

La route comme un serpent qui n'en finirait plus d'être gobé dans notre sillage.

Puis le fleuve d'acier miroitant dans le levant, qui s'ébroue et fait fumer ses feux. Ce fleuve d'acier déjà dépassé, oublié, effacé.

Puis la forêt, enfin. Sombre, froide, épaisse.

Danger.

Mer de feuilles et d'yeux cachés.

Plaine mouvante et traîtresse.

Danger.

Une clairière.

Le terrier des Sylfaëns.

Piège.

Descendre.

Soudain, je reprends conscience des limites de mon identité, qui avait fusionné avec celle du célestiaque. Nous sommes posés dans une herbe drue au milieu d'un cercle d'arbres. Je vois par les yeux de l'oiseau qu'il scrute chacun des troncs tortueux et malingres qui nous cernent. Sans doute à l'affût d'ennemis encore invisibles.

Je sens sa crainte. A moins que ce soit l'impatience de la chasse ?

Je sens aussi un flot de chaleur apaisante couler en nous vers l'animal.

Pissenlit.

C'est très troublant de partager ce corps avec l'oiseau majestueux et le gaïak, de confondre ainsi nos perceptions, nos émotions et nos pensées. Je perçois obscurément que Pissenlit puise dans sa magie pour nous maintenir à bord du célestiaque, pour lui imposer en quelque sorte notre présence, si tant est qu'on puisse imposer quoi que ce soit à cet être mystérieux et puissant. Disons du moins qu'il nous rend supportables en faisant accepter à l'oiseau notre symbiose nécessaire.

Pour l'instant, la bête nous aide.

Brusquement, un cri nous échappe : l'un des arbres a bougé ! Il a fait un pas vers nous ! A bien y regarder, je distingue des jambes noueuses, ligneuses, et des bras tout aussi semblables à des branches. Dans un fouillis de feuilles et de tiges, je discerne également un semblant de visage plissé fait d'écorce mouvante dans lequel se dessinent une bouche aux lèvres serrées et un regard d'eau à la fois sombre et luminescent. Une expression impénétrable.

L'être hybride avance comme un humain, mais tout son corps semble végétal. A part son regard, dont les orbites semblent d'eau luisante et tournoyante.

Le célestiaque est nerveux, et je sens les efforts croissants du gaïak pour contenir son stress.

Qui êtes-vous ?

Le Sylfaën — ça ne peut qu'en être un ! — s'est figé à quelques pas dans une immobilité d'arbre. Les autres aussi se sont rapprochés, et je remarque qu'ils se tiennent les mains, formant une ronde végétale inextricable et oppressante.

Qui êtes-vous ?

La voix étrange s'impose plus fort dans notre tête. Ou plutôt une pensée presque insaisissable, comme le bruit du vent dans les feuilles, le chant des oiseaux dans la canopée ou le bruissement d'un torrent qui cascade dans les galets, le tout mêlé de manière confuse, mais formant un sens.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant