Il va falloir que je sorte.
Voilà près d'une heure que je me fais cette réflexion. Et que je ne bouge pas de mon lit.
Contemplant la voûte drapée de brocart rouge de mon baldaquin, je repense à ces dernières heures et à tout ce qui a été chamboulé dans ma vie. J'aimerais tant être de nouveau à Verval avec Cass et Circe. Mais je sais aussi que, si je devais y retourner maintenant, rien ne serait plus comme avant. C'est trop tard.
Rien n'est plus pareil. Le monde n'est plus le même, et j'ai changé aussi — profondément. Cette nuit, j'ai manipulé pour la première fois une dague dans l'intention de tuer. Ce matin, j'ai découvert que mon corps pouvait me trahir, et que je fais partie d'une nation esclavagiste.
En sourdine, j'entends les voix de Mamina, de Meth et de Gone dans le salon de notre appartement. Je n'ose pas me lever, sortir et croiser leur regard. Il faudrait alors expliquer, justifier pourquoi je suis là, dans ma chambre, alors que je devrais être avec les autres en train de remplir mes obligations. Révéler aussi comment je peux être rentrée sans passer par la porte.
Un grand découragement me cloue sur ce lit de mort où s'éveille ma féminité.
Devenir une femme du monde.
J'aurais tellement voulu que rien ne change, que ma vie se déroule sans fin à Verval entre jeux, étude et fêtes.
Trop tard.
Je fais désormais partie de la rébellion.
Et nous avons un régime à renverser.
Un tyran à abattre.
Le claquement d'une porte me tire de cette spirale angoissante et je me redresse, l'oreille tendue.
Je suis désormais seule.
Un coup d'œil à la clepsydre trônant sur le manteau de la cheminée m'informe que la matinée s'achève : l'heure du déjeuner n'est pas loin. Et je ne peux m'y absenter aussi sous peine de risquer des sanctions de Berce.
Je ne crois pas que Maîtresse Témis ou les autres me dénonceront, mais mon siège vide à table inquiéterait trop de monde et serait dangereux.
Il ne faut pas que j'attire l'attention.
Face à mon miroir, j'examine l'étendue des dégâts : yeux rougis et cernés, cheveux ébouriffés, robe fripée. Je me change en vitesse après m'être rafraîchi le visage, puis, coiffée et poudrée de neuf, je revérifie mon image.
Bien plus présentable.
J'inspire à fond pour déployer ma poitrine écrasée d'appréhension, esquisse un sourire qui a tout de la grimace et baisse la lampe à huile pour la mettre en veilleuse.
Il est temps.
Je quitte ma chambre, et, discrètement, j'entrouvre la porte donnant sur le grand salon. Les tables y ont été dressées, et la plupart des places sont désormais occupées par l'une des femmes du gynécée. Je repère de dos mes compagnes et les rejoins d'un pas pressé.
— Ah ! Olympe ! s'exclame ma nourrice avec un soulagement évident. Enfin, te voilà ! Je me faisais du souci !
Je lui souris pour la rassurer et m'assieds, gratifiant également mes servantes d'un signe de tête pour effacer l'inquiétude de leurs visages.
Sans faim, je m'atèle à mon repas, bien décidée à donner le change, tentant de me convaincre que mon corps a besoin de cette nourriture, mais chaque bouchée a comme un goût amer, et s'y mêlent les larmes et la terreur de Davad, dont l'image se surimpose à toutes les tâches jusque là invisibles que je trouvais normal de voir accomplies sans que je m'en préoccupe. Je ne peux désormais plus m'empêcher d'imaginer tout ce petit peuple captif de ces murailles de pierre, obéissant sous la menace du fouet.
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La Montagne Décapitée
FantasyUn honneur pour l'Empire ? Et qui m'a demandé mon avis, à moi ? Est-ce que c'était mon projet, à moi, d'être Appelée ? D'être offerte en cadeau à un grand de l'Empire ? Arrachée à mes amies, à ma maison, à ma famille, à ma précieuse bibliothèque pou...