Chapitre 22 - Cœur de la nuit

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— Bonne nuit, Mademoiselle.

— Bonne nuit, Mamina.

Ma nourrice éteint la lampe à huile, ne laissant que la veilleuse près de mon chevet. Elle ferme doucement la porte derrière elle, et le silence retombe sur la grande chambre obscure.

Quand je ferme les yeux, j'ai la désagréable sensation que tout tourne autour de moi, et je suis assaillie de sons et d'images. Une journée riche en émotion, et bien trop d'informations à digérer pour que je puisse m'endormir facilement.

Et c'est très bien ainsi, puisque la journée n'est hélas pas finie.

En attendant qu'il soit l'heure, je ressasse. C'est la seule chose que je puisse faire, de toute façon, et je ne peux guère m'en empêcher, en fait.

Ce qui me frappe d'abord et s'accroche à mes entrailles comme une poigne glacée, c'est l'horreur de cette parade effroyable des Gardes Noirs traînant cette pauvre fille morte et ses suivantes suppliantes. Et l'insupportable sentiment que c'est de ma faute qui ne me quitte pas.

Sans compter que je suis toujours incapable de me rappeler son prénom, et que ce fait vient tarauder mon esprit d'une insupportable culpabilité. Ou alors c'est le sentiment d'insignifiance auquel cet anonymat me renvoie implacablement ?

Notre absence de réaction également me travaille, alors que ces innocentes étaient indubitablement emmenées vers la mort. Nous n'avons rien fait pour les sauver, les abandonnant à leur terrible sort. Je me sens lâche, immonde.

Mais je me console en pensant que la vengeance est en marche.

Les Mascules ne sont certes qu'une couverture, mais les poignards qui s'affûtent dans la nuit n'en sont pas moins mortels. J'ai l'espoir de regagner un peu d'honneur et de dignité.

Un espoir mêlé de terreur.

Et puis il y a Maîtresse Témis et ses terribles charmes, ses yeux hypnotiques et ses mains magnétiques. Et les secrets déroutants des pouvoirs de la Lune.

Ma fragilité, aussi, ma faiblesse, ce corps et cet esprit traîtres sur lesquels je ne peux compter. Ce doute, également, ce trouble qu'elle a produit en moi et qui fait naître une honte obscure métissée d'un désir sourd et inquiétant.

Je repousse ces pensées, replongeant avec plus de plaisir dans mes souvenirs de ce jeune mage et de ses sorts. Pissenlit. Un nom plutôt ridicule, mais c'est bon, ce zeste d'innocence dans ce monde brutal. Je revois surtout le célestiaque des profonds, cet oiseau fascinant au regard comme un puits, tel un abîme sans fin dans lequel on aspire à sombrer dès lors qu'on le contemple.

Un frisson me traverse. La fatigue, sans doute.

Je repense à sa voix dans ma tête, violant le secret de mon esprit, oui, mais bienveillante, rassurante. La douceur de son pouvoir me soulevant de terre, m'enveloppant comme un écrin invisible. Je me sens à nouveau légère, envahie d'une douce torpeur à cette évocation.

Je flotte à nouveau dans ce lieu, en sécurité, entourée de cette énergie vitale qui me revigore et me réconforte. Je souris.

J'ouvre les yeux et me tourne vers lui, qui plante ses yeux bons dans mon regard et m'adresse un sourire amusé. Cette fois, quand je pense qu'il me plaît, je sais qu'il va le savoir, mais je ne rougis pas.

Une lueur passe dans ses prunelles, et je suis entraînée vers lui, descendant vers ce mage qui me tient en son pouvoir et me protège. Il me pose délicatement sur le sol, mais les dalles de pierre sont chaudes et moelleuses, et il s'agenouille près de moi, sa main caressant mes cheveux comme un vent amoureux, m'effleurant à peine et me chatouillant presque.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant