Chapitre 52 - Bon sang ne saurait mentir

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Reposant sur son bureau le vélin raturé, il se frotte les yeux avec insistance pour chasser l'engourdissement de fatigue qui le gagne. Ce discours doit être prêt pour demain. Lorsqu'il le déclamera du balcon qui surplombe la Grand Place de Roc-sur-Plaine, ses sujets devront en être galvanisés, et ses troupes avec eux.

C'est un rituel.

Chaque année, à la même date, il faut raffermir le trône et redonner un même corps et un même esprit à ce peuple de lourdins trop enclins à s'éparpiller dans le vice et la sédition. Le rôle curatif des geôles comme le spectacle préventif des exécutions publiques ne suffit pas toujours à redresser ces âmes faibles plus attirées par la fange que par les cieux. Alors il est de coutume depuis trois générations que le Seigneur d'Estrin soit la main du potier qui permet au vase de hisser ses bords le plus haut et le plus largement possibles afin de recueillir et accumuler toujours plus les bienfaits que cette terre fertile permet de faire pousser.

Quitte à remettre sans cesse cette argile informe sur son tour infatigable. D'une main de fer.

Son regard se perd un instant dans les flammes de la large cheminée qui réchauffe son bureau toujours glacé. C'est un caprice inconfortable, il en a conscience, que de s'entêter ainsi à demeurer dans les courants d'air, mais le fait d'établir ses quartiers au sommet du donjon donne une élévation plus concrète à son statut, et il sait que, lorsqu'on parle de lui au moins, c'est en levant la tête pour contempler d'un œil craintif, là-haut, l'étroite fenêtre de la tour d'où, toujours, il surveille son comté.

Alors il resserre sa cape autour de ses épaules, avale la fin de son verre de liqueur, rapproche un peu sa bougie et se replonge dans son discours.

Devant la porte de ses appartements, il entend des chuchotements. Sûrement un domestique apportant quelque fourniture et se heurtant à sa sentinelle : il a ordonné qu'on ne le dérange sous aucun prétexte, et il entend bien être obéi. Le soldat en faction est quelqu'un de sérieux, et il sait pouvoir se fier à lui pour tenir à distance la valetaille et toute autre forme d'importuns qui aurait franchi le barrage des autres gardes du château.

Trois coups frappés contre le battant.

Raté.

Ses mâchoires se crispent, mais il ne répond pas : son silence devrait suffire.

De nouveau un trio de chocs plus insistants.

Il repose sa plume dans son encrier, ferme les yeux, inspire à fond, expire.

Rouvrant ses paupières, il hurle avec agressivité à la sentinelle d'ouvrir.

Erdan connaît un soldat qui va nettoyer les écuries pendant de longues semaines. Voire rejoindre la milice des bas quartiers.

L'homme entre d'un pas raide, le visage contracté.

— Monseigneur... Je suis... désolé... Je ne voulais pas mais... pas eu le choix...

Erdan comprend immédiatement le danger et dégaine son épée, qui ne le quitte jamais. Aussitôt, une frêle silhouette sort de l'abri du dos large du militaire.

— Diane ?

Stupéfait et déconcerté, Erdan laisse retomber imperceptiblement sa lame devant la jeune fille qui lui sourit, la pointe de son poignard appuyée contre les reins du garde.

— Père.

Les deux s'affrontent du regard sans ciller.

— Que crois-tu faire, fillette ? gronde la voix d'Erdan, qui brise enfin le silence. J'ignore qui t'a libérée de ta cellule et introduite jusqu'ici, mais ne crois pas pouvoir m'assassiner.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant