81. Le banc de la discorde

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Mes pas et ma fureur me conduisent machinalement vers le banc du cerisier, situé dans un coin à l'écart de la cour de récréation et juste en face des tables de ping-pong. Ce même banc sur lequel je me suis retirée un nombre incalculable de fois, lorsque j'étais encore une élève solitaire. Ce même banc où Raphaël m'a embrassée de force il y a quelques mois.

J'étouffe un rire jaune tant cet événement me paraît à la fois loin et semblable à la présente situation. C'était aussi suite à une dispute avec Mattéo que je m'étais retrouvée là. Le contexte était différent, mais je commence à me dire que ce banc va bientôt devenir, dans ma tête, le banc de la discorde.

J'essuie mes larmes à l'aide de ma manche, sans réussir à décolérer en repensant à la scène de la cantine. Comment Mattéo a-t-il osé s'en prendre à moi de cette manière ? Je veux bien comprendre que la situation avec Tricia le contrarie, mais qu'est-ce que je peux y faire ? Je ne vais pas m'apitoyer sur le sort de mon ancien bourreau, non plus !

Le fil de mes pensées est soudain interrompu lorsqu'un paquet de chips sauvage apparaît dans mon champ de vision. Je relève la tête et écarquille les yeux en apercevant Adam qui, debout devant moi, me tend son snack d'un air impassible. Face à mon absence de réaction, il le secoue légèrement en s'enquérant :

— T'en veux pas ?

Je fais "non" de la tête, aussi hausse-t-il les épaules avant de venir me rejoindre sur le banc.

— Comment tu savais que je serais là ?

— Bah, c'est toi qui m'as dit que tu squattais toujours ce banc à l'époque où t'étais sans amis.

Ces paroles dépourvues de tact m'arrachent une grimace. Il y a quelques mois encore, les manières directes et abruptes d'Adam m'auraient blessée ou agacée. Avec mes tendances paranoïaques à toujours me sentir persécutée, j'aurais même imaginé qu'il disait ça exprès dans le but de me vexer.

Aujourd'hui, je le connais assez pour savoir que c'est tout simplement sa manière d'être. Adam prend rarement de gants avant de s'exprimer, il dit les choses telles qu'elles sont, de manière franche, sans chercher à les édulcorer ou à les enrober dans du chocolat afin de mieux vous les faire avaler.

Non, Adam n'enrobe rien : il est plutôt du genre à vous pincer le nez pour vous fourrer de force la cruelle réalité dans la gorge. Et, sans savoir pourquoi, moi, la si susceptible Nathalie, en suis venue à apprécier cet aspect de sa personnalité. C'est au final plus facile d'accorder sa confiance à quelqu'un qui ne cherche pas à vous ménager.

Du moins, tout cela, c'était avant l'histoire avec Fiona ; désormais, je sais qu'il est lui aussi capable de mentir, et je prends soudain conscience du mur que cela a dressé entre nous ces dernières semaines. C'est avec cette pensée en tête que, le regard braqué devant moi en direction des tables de ping-pong que certains terminales monopolisent pour tout autre chose que du ping-pong, je demande d'un ton las :

— Pourquoi t'es là, Adam ?

Celui-ci prend le temps d'avaler les quelques chips qu'il mâchouille avant de répondre :

— Parce que t'as quitté la table sans même finir ton repas, et que je me suis dit que t'allais crever la dalle toute l'après-midi si je t'apportais pas un truc à bouffer.

Il marque une pause pour hausser les épaules.

— Mais bon, au final tu boudes même le super repas quatre étoiles que je t'ai apporté.

A cet instant, en dépit de toutes les raisons que j'ai d'être contrariée — Tricia, Mattéo, Fiona, Adam lui-même —, je me surprends à sourire malgré moi à sa boutade. J'ai beau me reprendre aussitôt, ces quelques secondes de relâchement n'ont pas échappé à mon interlocuteur qui appuie l'index contre pousse ma joue en lançant d'un air narquois :

Banale !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant