Chapitre 2 - A l'autre bout du monde

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Quelques jours plus tôt, à des milliers de kilomètres du domaine Gardam, près de Melbourne en Australie, deux hommes en costume noir se rencontraient pour la première fois. Il était tard là-bas et le ciel hivernal s'assombrissait lentement. Les deux inconnus s'étaient donnés rendez-vous dans un vieil entrepôt délaissé aux abords de la ville. Ils avaient abandonné leurs véhicules à quelques mètres de là, dans les champs.

L'un des deux hommes fit le premier pas vers l'autre. Ils échangèrent avec méfiance une poignée de main, prêts à s'emparer de l'arme dissimulée sous leur veste respective en cas de nécessité. Le plus jeune se baissa sans quitter l'autre des yeux et déposa une large mallette à terre. Il se releva sans oser le moindre geste brusque, puis resta immobile le temps que son voisin s'approche pour ouvrir la mallette et vérifier la marchandise. Tout était là.

Le jeune homme tendit la main pour récupérer les mille dollars qui lui avaient été promis, mais sa seule récompense fut une balle de revolver dans l'estomac. Il baissa les yeux sur sa chemise trouée, imbibée de sang. Les yeux écarquillés, il semblait ne pas comprendre. On l'avait tué. Mais non, cela ne signifiait rien pour lui. Jamais il ne lui était venu à l'esprit qu'un jour il allait quitter ce bas monde. Cela n'arrivait qu'aux autres. Il n'avait pas encore réalisé qu'un jour la mort finirait par faucher son âme, il était trop jeune, trop plein d'espoir quant à sa carrière naissante de brigand. Ses jambes plièrent sous son poids. Il s'affaissa aux pieds de son assassin. Il ne pouvait pas croire en ce destin injuste qui le terrassait. Le jeune homme tenta de lutter, après tout il suffisait de rester conscient, d'empêcher son âme de s'éloigner. Rester conscient et braver les limites frustrantes d'un corps si pitoyablement mortel...

Les relents de la mort furent les plus forts et balayèrent d'un souffle la vie du garçon. Vingt ans à peine.

Le meurtrier ramassa la mallette avec un sourire satisfait. Penché sur l'objet, il s'arrêta soudain, l'oreille tendue. Cachée derrière de vieux fûts, une jeune femme avait accidentellement heurté la tôle rouillée. Elle retint sa respiration, adossée au mur défraîchi, se mordant la lèvre inférieure. L'homme se dressa de toute sa hauteur, le regard brillant :

— C'est bien toi, Khali ? Je me doutais que tu retrouverais ma trace si je tentais de dérober cet objet.

La jeune femme ne se montra pas. Elle examina les environs, il fallait qu'elle trouve un moyen de se dérober. Elle était tapie dans l'angle droit formé par deux murs, et les fûts constituaient une troisième barrière juste devant elle. Si elle s'aventurait par la seule issue disponible, l'homme la repérerait aussitôt et aurait tout le loisir de l'abattre avec son arme. Elle devait gagner du temps :

— Quelle intuition, Karl. Mais je croyais que tu ne t'intéressais qu'aux antiquités égyptiennes ?

— Les temps changent. Et plus on a d'argent plus on en veut comme dit le proverbe, tu sais ce que c'est, expliqua-t-il avec un clin d'œil qu'elle ne pouvait manifestement pas voir.

— Rends-moi cette statuette et je ferai un effort pour t'épargner.

Alors que le dénommé Karl riait de cette proposition, Khali repéra un tuyau qui grimpait jusqu'au plafond à quelques pas de sa position.

— Allons ma jolie, tu vois bien que tu es fichue, annonça l'homme en s'approchant des fûts depuis lesquels s'élevait la voix de la jeune femme. Je sais bien que tu as la réputation d'être indomptable mais... il se trouve que moi aussi. J'ai hâte d'affronter enfin un adversaire à ma mesure. La victoire n'en sera que plus grisante.

Pendant ce temps, Khali s'était hissée sur les larges tuyaux qui parcouraient le plafond, silencieuse et agile tel un serpent. Karl se retourna lorsque la jeune femme sembla subitement tomber du ciel quelques mètres derrière lui. Avant qu'il puisse réagir, un couteau lancé à pleine vitesse lui arracha la mallette des mains. Il tenta néanmoins de dissimuler les traits déconfits de son visage lorsque le trésor glissa loin de lui.

La jeune femme se tenait droite, le menton relevé, face au meurtrier. L'espace d'un instant, ce dernier fut surpris par la silhouette svelte et athlétique de la jeune femme contre laquelle on l'avait maintes fois mis en garde. Il ne l'avait jamais vue de ses propres yeux. Elle était encore plus belle que dans les récits des rares criminels ayant survécu à un conflit avec elle. De longues mèches de cheveux bruns encadraient un visage à l'ovale parfait et retombaient sur ses épaules, son dos et sa poitrine. Dans l'ombre de la salle mal éclairée, sa peau halée contrastait étrangement avec la blancheur quasi irréelle de son sourire. Chaque trait de son visage semblait à la fois si doux et si farouche. Mais sa particularité la plus déstabilisante était son regard, ses yeux. Ils étaient verts. Pas l'un de ces verts pâles tirant sur le bleu ou le gris, non, il s'agissait d'un vert intense, sombre mais néanmoins vif. Ses pupilles fixes étaient animées d'une lueur inquiétante. Karl recula instinctivement en direction des fûts. On avait eu raison de le mettre en garde contre cette mystérieuse inconnue dont tous les grands noms du crime parlaient.

— Qui es-tu ? Tu travailles pour la police ? Les services secrets ?

La jeune femme ne répondit pas. Déterminée, sûre d'elle, elle s'avança. Karl recula encore jusqu'à trébucher contre les fûts derrière lui. Dans sa chute, il appuya sur la gâchette et une balle fusa, éraflant Khali à la cuisse. La jeune femme s'arrêta net. Elle porta la main à la blessure mais ne laissa pas percevoir le moindre trouble. Elle fusilla Karl du regard.

— Tu vas le payer très cher.

Les cris d'agonie de l'homme résonnèrent étrangement dans la nuit, s'élevant au-dessus du vieil entrepôt. En réponse, les hurlements des dingos se mêlèrent à l'appel sinistre, tandis que les derniers rayons du soleil disparaissaient derrière les montagnes rougeâtres.


🐺🐺🐺


— Bonjour monsieur.

— Bonjour Victor.

Le domestique accompagna James dans la salle à manger. Le jeune homme s'assit au bout d'une longue table en bois sculpté et attendit qu'on lui serve son café habituel. Son regard se porta sur l'une des toiles qui ornaient les murs. On y trouvait tous les styles, aussi bien de la peinture classique que des œuvres plus contemporaines. Au-dessus de la porte était suspendu un tableau entièrement peint par Linnéa elle-même. Le rouge se mêlait au jaune, au bleu, au vert ; c'était vivant, fantaisiste, enchanteur, comme la jeune femme.

Constatant l'inattention de son employeur, Victor fit tinter la cuillère contre la porcelaine de la tasse. James secoua la tête et renvoya le domestique en cuisine. Il n'avait pas faim et se rendrait directement au bureau après avoir bu son café. James vida sa tasse d'un trait puis la reposa plus rudement qu'il ne l'aurait voulu sur la soucoupe. La porcelaine se fêla légèrement. Les rayons du soleil emplissaient la pièce, pourtant tout semblait sombre. L'univers de l'homme s'était terni en même temps que celui de son épouse. Il poussa un long soupir. Puis, vêtue d'un tailleur bleu clair, une mallette à la main, Linnéa apparut brièvement sur le pas de la porte. Elle non plus n'avait pas faim ce matin et elle passerait la journée dans la maison des Kassar, des gens respectables qui avaient loué ses services. James ne tenta même pas de la retenir. Il acquiesça, lui souhaita une bonne journée et rappela qu'ils se verraient pour le dîner.

Derrière la porte de la cuisine, Victor retira son œil de la serrure. Il haussa les épaules dans un geste de désintérêt puis alla commencer la préparation des côtes de porc prévues pour le déjeuner.

Peu après le départ de Linnéa, James se leva de table et entra dans le vestibule. Il endossa sa veste, vérifia qu'il avait bien son portefeuille et sa carte de lieutenant de police sur lui, puis quitta la demeure.


Nuit Sans Lune (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant