Chapitre 10 - Faire un choix

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Linnéa éteignit la télévision et posa la télécommande sur son plateau-repas. Elle n'avait rien mangé, rien regardé non plus. La jeune femme n'arrivait à se concentrer sur absolument rien. Elle avait tour à tour envie de peindre puis de travailler à ses projets de décoration. Au courant de l'après-midi, elle avait à plusieurs reprises téléphoné à la maison mais Victor lui avait à chaque fois annoncé que James n'était pas encore rentré. Il travaillait plus qu'à son habitude. Linnéa se demandait ce qu'il cherchait à fuir. Elle était à présent seule dans l'obscurité de sa chambre d'hôpital. Le médecin avait dit qu'elle pouvait rentrer chez elle quand bon lui semblerait, mais elle ne parvenait à joindre son époux nulle part, ni à la maison, ni au commissariat. Que pouvait-il bien faire ? Il était dix-neuf heures et le jeune homme devrait à présent être de retour chez lui.

Linnéa trouva la force de se lever une nouvelle fois, appuyée sur sa béquille. Une carte téléphonique traînait dans le tiroir de sa table de nuit. Elle l'attrapa rapidement puis quitta sa chambre en longeant les murs, la jeune femme était plus faible qu'elle ne voulait l'admettre. Il y avait une cabine téléphonique à l'étage inférieur. Lorsque Linnéa y parvint enfin, soutenue par ses jambes dans un fébrile équilibre, elle approcha le combiné de son oreille et composa le numéro de la maison. Une voix hautaine succéda à quelques sonneries aiguës :

— Domaine Gardam.

— Bonsoir Victor, c'est encore moi.

— Je suis navré madame, mais monsieur votre époux n'est pas encore de retour. Vous ne souhaitez toujours pas que je lui transmette un message de votre part lorsqu'il rentrera ?

— Si, dites-lui que je peux sortir de l'hôpital, mais je ne peux pas conduire dans mon état. Qu'il vienne me récupérer le plus tôt possible.

— Bien madame, je lui ferai la commission. Puis-je me permettre de vous demander comment s'est déroulé l'entretien de fin d'après-midi ?

— Eh bien j'ai rencontré mademoiselle Alcox. Souriante, jeune, sans expérience. Cela répond-il à votre question ?

— Tout à fait madame. Je vous souhaite une bonne soirée.

— Merci, à vous aussi. Au revoir Victor.

Linnéa raccrocha et appuya son front contre l'appareil avec un soupir.


🐺🐺🐺


Victor posa le téléphone puis le ramena aussitôt à son oreille. Il composa précipitamment un numéro et patienta jusqu'à ce qu'il obtienne une réponse.

— Bonsoir monsieur, c'est Victor... Oui, c'est ce que j'ai fait... Madame Gardam va bientôt sortir de l'hôpital mais j'ai cru comprendre qu'elle avait l'intention...

Le domestique releva brusquement la tête. James était là, sur le seuil de la porte grande ouverte, et il le regardait avec cet éternel sourire qui faisait autant partie de sa physionomie que ses bras ou ses jambes. Victor resta muet, interloqué. Le patron avait-il découvert ce qui se passait sous son toit ? Son sourire démontrait que non, mais il l'arborait en toutes circonstances et n'était par conséquent pas fiable.

— Qui est-ce ?

— Pardon monsieur ? se reprit Victor en écarquillant les yeux.

— Au téléphone.

L'homme se rendit compte que le combiné était toujours entre ses mains chaudes et moites. Il raccrocha maladroitement en bafouillant qu'il s'agissait d'un faux numéro puis aida son patron à retirer ses affaires.

— Madame a appelé, se rappela-t-il en accrochant la veste dans la penderie.

— Vraiment ? Et qu'est-ce qu'elle a dit ?

— Son médecin l'a autorisée à rentrer à la maison. Elle demande à ce que vous la cherchiez au plus tôt.

— Ce soir ? Oh ça tombe mal, je suis vraiment débordé. En plus il est déjà plus de sept heures. Le temps que j'arrive à l'hôpital les visites ne seront plus acceptées et on me demandera sans doute de repasser demain. Résultat, je me serais mis en retard pour rien et je n'aurais pas eu l'occasion...

— Vous n'avez pas à vous justifier devant moi monsieur, coupa Victor sur le ton le plus poli qui soit.

— Vous avez raison, passons à table, lui enjoignit le jeune homme en l'entraînant vers la salle à manger.

Victor leva discrètement les yeux au ciel. Il lui tardait que Linnéa reprenne sa place à la table du maître, les dîners muets en tête-à-tête avec James ne l'enchantaient guère.

Était au menu ce soir là du saumon nappé d'une succulente sauce hollandaise et accompagné de riz blanc. Le policier avait rarement mangé quelque chose d'aussi bon. A la réflexion, la dernière fois qu'il avait mangé un tel repas lui semblait étrangement récente. De son côté, Victor priait pour que son employeur ne remarque pas qu'il s'agissait du même plat que la veille. Il avait été trop occupé à fouiller le bureau de Linnéa pendant son absence pour faire les courses.

Cependant, James avait l'esprit trop embrumé pour noter ce détail. Toutes ses pensées convergeaient vers le futur, lorsque le clocher de l'église sonnerait neuf heures et qu'il verrait la mystérieuse inconnue apparaître derrière la fontaine. Il se trouva stupide lorsqu'il se surprit à réfléchir aux vêtements qu'il allait mettre. Pendant un instant il songea à la bêtise de cette histoire et hésita à aller à l'hôpital chercher sa femme, mais le projet tomba rapidement à l'eau. Linnéa devrait attendre le lendemain pour retrouver le confort de son foyer, elle ne pouvait pas rivaliser avec les charmes mystiques de la dénommée mademoiselle Lobo.

James observa Victor avaler une bouchée de saumon. Il mangeait tout aussi solennellement qu'il faisait le reste, le dos droit, la tête haute, l'air impérieux. Le policier dut retenir un éclat de rire lorsqu'il imagina son domestique prenant un bain, son attitude contrastant drôlement avec un bonnet de douche et un canard en plastique jaune flottant dans la mousse. James envia momentanément cet homme qu'il imaginait simple, sans problèmes, sans doutes. Sans doutes, c'était ça le plus important. Le jeune homme se haïssait lorsque son cœur était en désaccord avec sa raison, lorsque cette dernière était incapable de déterminer la cause exacte de ses tourments. Être Victor était une idée qui à ce moment précis semblait bonne.

Ce fut seulement alors que James se rendit compte qu'il ne savait pratiquement rien de cet homme austère qu'il hébergeait sous son toit. Avait-il une famille ? Des amis ? Il ne quittait presque jamais la maison, pas même pendant les vacances. Et quel était son âge au juste ? Trente, quarante, cinquante ans ? Il semblait ne pas être soumis aux mêmes lois du temps que les autres. Même ses origines étaient indéfinissables. Une éducation toute britannique alliée à un profil grec, des cheveux légèrement crépus et des yeux de type asiatique constituaient un mélange plutôt réussi. James ferma les yeux comme pour empêcher ses pensées de vagabonder. Tout son entourage lui paraissait subitement mystérieux. C'était peut-être de lui que venait le problème. Sa fourchette crissa désagréablement dans le fond de l'assiette vide et il fut libéré de ses visions inquiétantes.


Nuit Sans Lune (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant