Parenthèse : Vaghadeva avant Syrah

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Son premier souvenir conscient fut le froid : sa fourrure humide s'appliquait contre sa peau.
Son second souvenir fut l'odeur de sa mère et sa langue râpeuse sur son pelage. Sa troisième pensée fut qu'il ne voyait pas, mais l'odeur de musc de sa génitrice et la sensation soyeuse de son poils chaud le long de son petit corps froid lui offrait une certitude : rien de mauvais ne pouvait lui arriver. Il chercha à l'aveuglette une tétine en bousculant d'autres corps aussi malingre que le sien. Ainsi serré entre ses frères et sœurs, il s'endormit.

Il rêva de choses inhabituelles : d'un petit animal chauve et sans poil dans les bras de deux créatures bipèdes plus grandes dont la fourrure ne recouvrait que la tête.
Il ignorait de quelle espèce étaient ces créatures singulières mais de façon étrange il se sentait attiré vers la plus petite d'entre elle.

De ses premiers jours, il ne garda que l'impression duveteuse du ventre soyeux de sa mère. Les bruits se résumait aux cris de sa fratrie, de temps en temps un bruit de pas furtifs et une nouvelle odeur proche de celle de sa mère apparaissait puis disparaissait rapidement. Il supposait que c'était son géniteur mais il ne restait jamais assez longtemps pour qu'il puisse en être certain. Cette odeur posait généralement devant sa mère une carcasse quelconque reconnaissable à l'odeur de métal qui s'en échappait. Quelques instants plus tard le lait prenait toujours un gout plus riche et capiteux.

Quand il ouvrit enfin les yeux, ou plutôt quand le voile qui les recouvrait s'estompa, Vaghadeva pu alors appréhender son environnement : la robe rousse de sa mère et de ses frères et sœurs, le sol brun de la tanière, le manteau blanc qui recouvrait l'extérieur. Il baissa les yeux vers ses pattes et eut un sursaut : elles étaient de l'exacte même couleur que celle du dehors.

C'était presque aussi étrange que ses songes qui l'assaillaient nuit après nuit : cette petite chose toujours, maintenant accompagnée d'une autre quadrupède.

Il chercha les iris fendues de sa mère en quête d'une réponse mais il ne vit qu'un amour inconditionnel.

Les mois suivants il apprit à jouer, à chasser avec sa fratrie, il revit plusieurs fois son père mais celui-ci ne restait jamais bien longtemps. Les rêves étaient de plus en plus pressants, Vaghadeva se sentait de plus en plus attiré par une force irrépressible. De plus il avait constaté de nombreuses différences entre lui et les autres tigres : alors que ses frères et sœurs jouaient inconsciemment, lui percevait l'environnement de façon différente. Il voyait par exemple un petit halo brun entouré l'ensemble de sa meute ainsi que des animaux qu'ils chassaient. Un jour il avait même empêché ses sœurs de tuer un animal dont la lumière irradiait un vert lumineux, elles lui en avaient voulu mais Vagha avait eu le sentiment qu'il avait bien réagi.

Lui-même projetait une énergie différente, il avait pu l'apercevoir un jour dans le reflet de l'eau : sa tête blanche et ses yeux bleus s'auréolaient d'un doré puissant.
Il avait essayé de parler de ses particularités avec sa mère mais elle avait prétendu ne rien savoir. Sur le coup Vagha avait été en colère mais plus il grandissait plus il était persuadé d'être le seul à voir ses étranges émanations autour des êtres.

Parfois il se laissait aller à écouter la voix qui le sommait de se rendre auprès de celle qui peuplait ses pensées mais à chaque fois un événement l'en empêchait.
Une fois la glace pourtant très épaisse s'était fendue sous son poids et il avait failli mourir noyé. Sa mère l'avait sévèrement réprimandé et il avait dû promettre de ne plus s'éloigner. Une autre fois encore, un aigle qu'il n'avait jamais vu avait piqué sur lui comme pour l'emporter dans ses serres.
C'était comme si la nature entière l'empêchait d'accomplir son destin.

Un jour alors qu'il jouait avec ses frères et sœurs, sa mère le poussa délicatement du bout de son museau, elle donna une caresse semblable à chacun de ses enfants puis se retourna et disparut. Ce fut la dernière fois qu'il la vit.
Il comprit qu'il était temps de suivre son propre chemin. Il se sépara de sa fratrie et commença son périple vers celles qui lui étaient destinée.

La neige crissait sous ses coussinets et l'air charriait les effluves de ce pays lointain qu'il devait atteindre.
Soudain devant lui apparut un bipède. Il en avait peu vu durant sa courte vie mais celui-ci lui fit forte impression : sa haute stature, son nez aquilin, ses muscles noueux. Il était torse nu et bien que dépourvu de fourrure il ne semblait pas importuné par le froid.
Une étrange mélopée s'échappait en filet de note à travers ses lèvres minces. Il ne comprit pas un seul son qui lui parvenait mais mue par une force étrange il suivit l'homme.
Il ignorait combien de temps il marcha dans le blizzard, ses yeux d'azur liquide vissés sur le tatouage complexe qui s'étalait sur l'arrière du crâne chauve de son guide.

Il savait seulement qu'il avait faim quand il pénétra dans un endroit clos. Une flore exubérante s'épanouissaient en totale inadéquation avec le climat polaire qui semblait suspendu en ce lieu.
Il y régnait d'ailleurs une douce chaleur qui réchauffa Vaghadeva au plus profond de son âme. Il s'allongea sur le flanc pendant que l'homme mystérieux l'abreuvait de chant aux sonorités gutturales.

Quand il s'éveilla il était toujours au milieu du jardin, un quartier de viande était disposé à son côté. Il observa son environnement : le paradis luxuriant était ceint de haut mur et une porte ronde unique perçait le mur sud.
Il entreprit de faire le tour de cette cage dorée : un point d'eau, quelques herbivores à l'aura boueuse. Des parfums enivrants saturaient l'atmosphère.

Pour une raison inconnue Vagha ne se sentait pas acculé, certes il était bien enfermé mais chaque fibre de son être lui soufflait qu'il était en sécurité.

Il revit l'homme très régulièrement, il venait souvent au crépuscule et lui parlait de sa voix grave. Au fils des années il finit par comprendre ce curieux dialecte ainsi que les histoires de l'homme : des épopées guerrières, des prophéties, des contes du temps jadis où lui et l'homme aurait été ennemis.

Chaque soir il rêvait de ses sœurs d'âmes, celles qui le complétaient tout à fait. Il les vit grandir dans ses songes. Il rit avec elles et feula quand elles souffraient, témoin invisible de leurs vies.

Une nuit de pensées oniriques comme les autres, ses visions furent auréolées d'une puissante aura dorée. Il sursauta et se releva d'un coup. Le soleil se levait à l'Est et devant lui la porte Sud était grande ouverte. Sans se retourner il sortit de son éden.
Il prit la direction du Sud, de la contrée de Syrah et Zaïra, la contrée de sa destinée.
Elles l'attendaient.

Symbiose - La porteuse d'âmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant