Chapitre 18

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Cette chance à laquelle Wihfa aspirait de tout son être se présenta quelques jours plus tard sous la forme d'un messager. Alors qu'elle s'apprêtait à sortir se promener dans les rues de la cité - elle avait entendu dire que le vieux marchand Neaj venait de recevoir de nouvelles soieries en provenance de la capitale et elle se faisait une joie d'en acheter quelques unes à bon prix grâce à son don pour le marchandage – elle surprit un début d'altercation entre un homme, qu'elle ne connaissait pas, et une des jeunes servantes de l'ordre.


L'homme venait d'abaisser sa capuche et de dévoiler ainsi un visage entre deux âges qui portait les marques de fatigue et de lassitude d'un long voyage. La jeune fille essayait, en vain, de lui expliquer que le Grand Maître ne désirait recevoir personne. Wihfa ne put s'empêcher de penser que Sihoq avait certainement donné cet ordre afin de s'entretenir en toute tranquillité avec son cher Ywan. La jalousie crispa ses traits à cette pensée désagréable.


« Je viens de passer de nombreux jours en mer... J'ai embarqué à Monas afin d'apporter le plus vite possible des nouvelles urgentes au Grand Maître et vous me dites que personne ne peut me recevoir, dit l'homme d'un ton acide. »


Entendre prononcer le nom de la petite ville évoquée par Sihoq tira brutalement Wihfa de sa rêverie cruelle – elle était en train d'imaginer Ywan se tordant de douleur sous les morsures des flammes d'un bûcher public – et la ramena à la réalité.


« Est-ce une façon d'accueillir l'un des hommes de notre grande et fière organisation, un membre émérite de Sibren ? intervint-elle avec hypocrisie. »


Elle foudroya la jeune servante du regard et, accrochant un sourire mielleux à ses lèvres, elle se tourna vers le voyageur.


« Etes-vous l'envoyé de Monas ? s'enquit-elle d'une voix doucereuse. »


L'homme à la capuche la dévisagea, sceptique.


« Le Grand Maître attend avec impatience des nouvelles de la jeune fille, reprit-elle à mi-voix avec un air de conspiratrice. »


La méfiance du messager fondit comme de la neige sous les rayons de Teratsu car le charme des paroles de la disciple de Loqui agissait déjà... Comme celle-ci lui ordonnait de la suivre, il lui emboîta le pas. Elle le guida à travers le dédale que formaient les couloirs de la maison-mère de Sibren jusqu'à l'antre de Sihoq. Wihfa frappa trois coups énergiques à la porte en bois sombre et, sans attendre l'autorisation, pénétra d'un pas de conquérante dans la pièce éclairée de mille bougies.


Son regard se posa en premier sur Ywan qui était appuyé avec nonchalance contre l'une des colonnes en ruine encadrant le trône du Grand Maître. Son visage aux traits acérés paraissait indifférent à leur intrusion, seuls ses sourcils légèrement froncés trahissaient sa surprise. Quant à Sihoq, les deux avant-bras en appui sur les accoudoirs de son trône, il s'était penché en avant et ressemblait en tout point à un fauve prêt à bondir sur sa proie, jusqu'à ses yeux dorés brûlants de sauvagerie. Wihfa, qui ne souhaitait pas que la colère de son maître se déchaine sur elle, se courba le plus rapidement possible, affectant une attitude soumise.


« Grand Maître, commença-t-elle de sa voix la plus onctueuse, voici un messager qui vient de Monas. J'ai pensé que vous souhaiteriez le voir au plus vite. »


Puis, elle recula de quelques pas et essaya d'afficher un air humble. Sihoq ne s'y trompa pas, il connaissait trop les ruses de sa subordonnée. Sa fausse humilité n'était guère crédible à ses yeux. Cependant, il se demanda comment et quand elle avait entendu parler de Monas, et surtout, ce qu'elle savait à propos de toute cette histoire... Son agacement se dissipa assez vite. Après tout, Wihfa possédait un don inné pour le complot, elle pourrait lui être utile... Il décida de la laisser assister à l'entretien.


« Avance-toi, ordonna-t-il à l'homme à la capuche, nous t'écoutons. »


Alors qu'il s'approchait du trône, les mouvements de la cape du messager faisaient onduler les flammes des bougies. Il s'agenouilla en signe de respect, puis sur un geste du Grand Maître, il se releva et délivra son message. Il leur conta les deux assauts successifs qu'il avait menés contre la jeune fille et ses compagnons. Tandis qu'il évoquait les capacités presque surnaturelles du jeune homme brun au combat, il ne put s'empêcher de trembler... La terreur que lui avait inspirée Maël s'était imprimée dans sa peau, répandant un froid glacial jusque dans ses os.


Ywan se rendit compte que le messager était terrorisé par ce jeune homme brun dont il narrait les exploits guerriers. Il extirpa de la brume de ses souvenirs la conversation qu'il avait eue avec la tante d'Ayma avant son départ de Monas. Elle lui avait dit, si sa mémoire était fidèle, que son fils et sa nièce étaient partis en pèlerinage à Xashyzan en compagnie d'un ami de celui-ci... Oui, elle lui avait bien parlé d'une troisième personne. Néanmoins il ne parvenait pas à se rappeler son nom... Mais peut-être ne l'avait-elle pas nommé.


Tandis qu'Ywan s'arrachait au fil tortueux de ses pensées et faisait porter de nouveau son attention sur le récit de l'homme à la capuche, Sihoq, lui, semblait fasciné par les paroles de ce dernier. Une lueur de convoitise brillait dans son regard dès que le jeune homme brun était mentionné. Il pensa qu'il fallait absolument recruter un tel guerrier ! Sibren saurait employer, comme il se devait, un tel don. Décidément, il allait de surprise en surprise dans cette affaire... Il sentait qu'il touchait du bout des doigts son but ultime, celui pour lequel il avait créé Sibren. L'excitation lui brûlait l'estomac. Il s'autorisa un petit sourire de satisfaction.


L'envoyé leur apprit aussi que la jeune fille s'était montrée très passive durant la première attaque mais qu'elle avait semblé métamorphosée lors de la seconde. Il n'avait jamais vu quelqu'un manier l'arc avec une telle dextérité : elle se trouvait si loin des combattants qu'elle n'aurait pas dû les toucher... Pourtant, ses traits les transperçaient avec une telle facilité qu'on aurait pu croire que Chacëor lui-même les décochait. Aucune de ses flèches n'avaient manqué sa cible. En entendant cela, Ywan et Sihoq échangèrent un regard furtif. Ils pensaient tous les deux à l'hypothèse avancée par le vieil augure... cela confirmait peut-être ses théories.


Sihoq jubilait. Ces deux adolescents seraient bientôt sous sa coupe. Il saurait les séduire afin de les rallier à sa cause. Son visage exprimait une telle satisfaction que l'homme à la capuche ressentit du soulagement : malgré son échec, son maître ne le châtierait pas. Il soupira ce qui attira l'attention de Sihoq sur sa personne.


« Bien, dit le Grand Maître d'une voix joviale, vous pouvez prendre congé. Ywan va vous reconduire. »


Alors que l'homme à la capuche se courbait dans un salut respectueux, le regard que Sihoq lança à Ywan était tout sauf équivoque. Le messager en savait trop... Ywan le prit par les épaules, tout en lui vantant une auberge d'Ijaïh où l'on servait le meilleur yfujaji de la ville.


Sa main droite serrait déjà son poignard affuté.

Com Plëa - La légende de P. *En Pause*Où les histoires vivent. Découvrez maintenant