Il est près de trois heures du matin. Le cerveau embrouillé par trop de réflexions, je suis incapable de m'endormir.
Ma sœur a fini par regagner sa chambre pour se reposer un peu. Je ne parviens pas à chasser de ma tête le profond désespoir qui transparaissait dans ses pleurs, et cela me rappelle de mauvais souvenirs.
J'ai l'impression de remonter le temps et de me retrouver dans le couloir de la maison familiale, à guetter mon père quand il patientait durant des heures, l'esprit rongé par des pensées parasites, toutes ces fois où ma mère ne rentrait pas le soir.
Toutes ces fois où elle passait la nuit à traîner dans les bars pour oublier le cauchemar au sein duquel elle venait de plonger.
Toutes ces fois où elle passait la nuit dans les bras d'un autre et ne regagnait la maison qu'à l'aurore, le parfum d'un inconnu imprégné sur sa peau.
Et Papa, impuissant à trouver comment aider sa femme à surmonter la mort de son père, demeurait inlassablement assis à la table de la cuisine à fixer l'horloge dont les secondes semblaient des minutes, et les minutes des heures.
Il aurait pu partir à la dérive. Tenter de survivre à tout prix à la douleur en se perdant lui aussi dans d'autres bras. Noyer les pensées acides dans la boisson, annihiler ainsi les images cruelles, songes de l'esprit. Car on ne perd pas seulement l'autre quand on est trahi. Le doute s'insinue, la confiance en soi vole en éclats. Ne lui suffisais-je pas ? Ne suis-je pas assez bien ? Quels manques ne comblais-je pas ?
Comme d'autres, mon père aurait pu sombrer dans l'alcool pour supporter le rejet et les infidélités de sa femme ainsi que le poids de deux enfants à gérer seul. Il n'en a rien fait. Il a encaissé durant plus d'une année, le cœur gangrené par la peine, l'âme déchirée par les serres de la jalousie et la lame brûlante d'un amour désormais à sens unique.
Parfois, quand les lumières étaient éteintes et que nous étions au lit, quand les affres de la solitude le tourmentaient et que, l'honneur bafoué, son orgueil réduit en lambeaux, il pensait pouvoir soulager un peu la souffrance qui n'a plus jamais cessé de l'habiter, il offrait une part de sa douleur au silence de la nuit et laissait couler ses larmes.
Sans une plainte, pas même un bruit, les mains plaquées sur son visage, comme pour masquer au monde qu'un seul être sur cette planète avait pu faire de lui un esclave soumis à un supplice sans fin.
Mais moi, je ne dormais pas. J'attendais, dans l'ombre du couloir, assis contre le mur, à guetter ses mouvements, sa respiration et tout ce qui pouvait me permettre de deviner dans quel état il se trouvait.
J'étais là sans qu'il le sache, un gamin de quatorze ans qui avait déjà compris combien le cœur des hommes est un organe fragile, mais aussi que leur fierté à elle seule peut leur apporter la force capable d'affronter bien des tempêtes.
Ma mère a fini par revenir à la raison, sans doute avait-elle besoin de temps pour comprendre que se réfugier dans la déchéance ne l'aiderait pas à surmonter son propre effondrement.
Trop entaché par les déboires maternels, le mariage de mes parents n'a cependant pas résisté à cette épreuve, et ils se sont séparés quelques mois plus tard, après vingt-cinq ans passés ensemble.
Mon père s'est éteint une nuit d'automne, pendant son sommeil, l'année de mes dix-sept ans. Son cœur a simplement cessé de battre, et il est parti sans bruit, de la même manière qu'il laissait couler ses larmes. Il a quitté cette vie comme la lumière se retire au crépuscule pour offrir le ciel aux ténèbres. Il a quitté cette vie à l'heure où les feuilles mortes se détachent des arbres, n'en finissant pas de mourir.
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DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )
RomanceLorsque Johan et Katarina se rencontrent, ils éprouvent aussitôt un profond mépris l'un envers l'autre, chacun étant campé sur ses préjugés. Forcés de cohabiter durant quelques semaines, ils vont peu à peu découvrir que derrière la colère et l'arro...